« Au XIè siècle, quand l’homme ignorait sa valeur, cette légende nous est venue » : l’exergue de L’intendant Sansho est davantage qu’une contextualisation historique : c’est l’avertissement de la valeur fondatrice de la fable à venir. Le récit jouant des antagonismes les plus marqués va permettre, dans le parcours tortueux et torturé d’un fils, pivot d’une famille déchirée, de dessiner les contours de la part d’humanité inhérente à chaque individu.


Pétri d’une éducation humaniste dont on répète les préceptes (« un homme sans pitié n’est pas humain », « sois dur avec toi et généreux envers les autres »), Zushiô se voit confronté au pire, ses dictions éprouvés par la réalité coercitive du monde. Esclavage, prostitution, deuil jalonnent une destinée au terme de laquelle sa propre sagesse sera colorée de l’inévitable expérience.
Cette illustration des extrêmes, propre à toute légende, se marque autant dans les figures (la mère et son chant plaintif qu’on entend dans le vent, l’esclavagiste Sansho dénué de toute moralité et volontiers cruel) que les paysages : d’une forêt à la clarté lunaire qu’on croirait sortie d’un conte (et en cela très proche de l’imaginaire que développera Laugthon dans La Nuit du Chasseur l’année suivante) à l’épure d’un palais impérial, en passant par l’enfer des camps de travail, chaque espace se distingue par une existence et une valeur symbolique propre.


Car chez Mizoguchi, l’image semble être dépositaire d’une sacralité qui surpasse tous les autres moyens d’expression. Le plan fixe, largement majoritaire, instaure un cadre étudié à l’extrême, et au sein duquel les personnages vont établir leur quête. La durée du plan est de ce fait toujours justifiée, tant l’harmonie et le travail de composition invitent à la contemplation : les arbres, l’architecture, la disposition des figures disent la légende d’un monde qui serait, comme dans toute fable, lisible par des instances supérieures, et l’objet d’une initiation pour les individus qui le parcourent.


La trajectoire de Zushiô va ainsi être celle du héros officiel : passé du jour au lendemain d’esclave à gouverneur, c’est en respectant le cadre qu’il veut obtenir une réparation humaniste. Sorte de Spartacus légitime, il transforme sa passion personnelle en bienfait collectif, et retrouve les traces de son père, au prix de la perte de son statut.
Puisque rien n’est acquis, et qu’il s’agit avant tout d’être en accord avec soi-même, et dans la sérénité, il aura tôt fait de redevenir un individu devant retrouver les siens, par le deuil ou l’amour. La dernière séquence, catharsis filiale, combine ainsi la partition sentimentale et visuelle : le plan s’élargit sur la mer, le panoramique amplifie les pleurs communs de deux êtres brisés par le monde, mais forts de leurs retrouvailles, une thématique très ressemblante à celle qui clôt La femme de Seisaku.


« À moins de changer le cœur humain, le monde de ton rêve ne naîtra jamais », avait affirmé un moine pessimiste à Zushiô. Cet épilogue pourrait lui donner raison, à moins de lui opposer l’évolution du cœur du rêveur lui-même, qui, de la peur au courage, du ressentiment à la compassion, a su forger d’autres rêves et de nouvelles quêtes.


(8.5/10)

Créée

le 12 nov. 2016

Critique lue 2.8K fois

51 j'aime

3 commentaires

Sergent_Pepper

Écrit par

Critique lue 2.8K fois

51
3

D'autres avis sur L'Intendant Sansho

L'Intendant Sansho
EIA
10

Mizoguchi, cinéaste révolté

Deuxième Mizoguchi pour moi et deuxième claque dans ma figure, restons polie. D'ailleurs pendant que je vous écris je change tout de suite ma note d'un 9 à 10, mon côté grande âme sensible a pris le...

Par

le 27 août 2013

38 j'aime

22

L'Intendant Sansho
Docteur_Jivago
8

La condition de l'Homme

C'est au coeur du Japon du XIème siècle que Kenji Mizoguchi nous immerge avec L'Intendant Sansho, pour y suivre le destin d'une femme mais surtout de ses deux enfants qui vont se retrouver esclave du...

le 28 mars 2016

37 j'aime

4

L'Intendant Sansho
Thaddeus
9

De la piété à l'humanisme

L'œuvre de Kenji Mizoguchi est difficile à aborder et L'Intendant Sansho n'échappe pas à la règle. Tout ici, par l'effort conjugué de l'intelligence la plus vaste et de la sensibilité la plus...

le 12 oct. 2014

20 j'aime

5

Du même critique

Lucy
Sergent_Pepper
1

Les arcanes du blockbuster, chapitre 12.

Cantine d’EuropaCorp, dans la file le long du buffet à volonté. Et donc, il prend sa bagnole, se venge et les descend tous. - D’accord, Luc. Je lance la production. On a de toute façon l’accord...

le 6 déc. 2014

765 j'aime

104

Once Upon a Time... in Hollywood
Sergent_Pepper
9

To leave and try in L.A.

Il y a là un savoureux paradoxe : le film le plus attendu de l’année, pierre angulaire de la production 2019 et climax du dernier Festival de Cannes, est un chant nostalgique d’une singulière...

le 14 août 2019

701 j'aime

54

Her
Sergent_Pepper
8

Vestiges de l’amour

La lumière qui baigne la majorité des plans de Her est rassurante. Les intérieurs sont clairs, les dégagements spacieux. Les écrans vastes et discrets, intégrés dans un mobilier pastel. Plus de...

le 30 mars 2014

615 j'aime

53