Exercice délicat s'il en est, l'adaptation d'œuvre littéraire au cinéma est un art dans lequel John Huston excelle tout particulièrement. Rares sont ceux, en effet, à pouvoir se fondre dans l'univers d'un écrivain sans renier sa propre personnalité. The Man Who Would Be King est, en ce sens, l'un de ses films les plus emblématiques puisque l'univers littéraire de Kipling sied à merveille au style baroudeur du cinéaste : grands espaces, action et ivresse de l'aventure s'y propagent avec allégresse et côtoient une réflexion bien plus sombre sur le rapport entre l'homme et le pouvoir. Prolongeant ainsi le travail effectué près de trente ans auparavant avec The Treasure of the Sierra Madre, John Huston réinvestit un cinéma d'aventures typiquement hollywoodien tout en creusant de belle manière les thématiques de l'échec, du pouvoir et de la vanité humaine.


Dès les premiers instants, on sent le désir de ressusciter un cinéma old school, tombé en désuétude depuis notamment l'essor du Nouvel Hollywood, avec un film qui assume pleinement sa dimension d'entertainment : tout est léger, simpliste, enjoué et exaltant ! Mué sans doute par le désir de rendre hommage à un âge d'or révolu, Huston nous en met plein la vue et ravi notre âme d'enfant : les héros sont méchamment fantaisistes et désinvoltes, le cadre suinte d'exotisme et de ravissement, quant au récit, il est une promesse d'aventures sans cesse renouvelée : on part, sans cesse, tout le temps, en train, à mule ou à pied, découvrir des paysages uniques (univers minéral, montagnes enneigées...), explorer des contrées perdues (le Kafiristan), braver mille dangers (ravins, tempêtes, guerres claniques...) pour vivre plus grand, plus intensément et renverser des royaumes... L'aventure s'écrit avec un grand A et si la mise en scène s'avère très classique, son visuel impressionne : les plans larges ravissent l'iris, les décors et costumes flattent l'imaginaire.


Mais ne voir en The Man Who Would Be King qu'un simple film d'aventures, c'est oublier un peu vite que chez John Huston la légèreté ne se départ jamais de la gravité et que derrière le brillant se révèle bien souvent la noirceur de l'Homme. Ainsi, comme cela est de coutume chez lui (The Misfits, Reflections in a Golden Eye, etc.), l’ambiguïté surgit au cœur du récit et lui donne toute sa saveur : les gais lurons prennent des airs de conquérants sanguinaires, l'univers enfantin se farde de tragique et la morale, même la plus évidente, n'empêche pas l'émergence d'un questionnement bien plus profond ou complexe...


Bien évidemment l'objectif principal du film n'a rien d'ambigu puisqu'il s'agit avant tout de développer une fable pour le moins limpide sur la vanité humaine. D'ailleurs tout est clairement annoncé par le titre, puisqu'il s'agit de l'histoire d'un homme qui voulait être roi ou, autrement dit, l'histoire d'un homme qui se croyait être l'égal d'un dieu. Mais l'intérêt du film réside moins dans sa conclusion que dans son développement, c'est de par son aisance à mener son récit que John Huston finit par nous subjuguer : si notre homme à bien un mérite, c'est d'être un grand conteur !


Tout est malicieusement amené dès le début du film, avec l'entrée en scène progressive et presque surnaturelle de nos deux personnages principaux : Peachy apparaît soudainement dans le bureau du narrateur - Kipling himself – et le léger vent qui accompagne sa venue laisse supposer que nous sommes en présence d'un songe. Quant à Dravot, le futur roi du titre, il n'apparaît que dans le récit conté par Peachy, ce qui laisse entendre que nos deux héros ne font qu'un : deux visages, deux consciences, pour un conflit moral qui ne va pas tarder à envahir l'écran.


Ce sont ainsi les représentations mentales d'un homme tel que Kipling, Britannique, colonialiste franc-maçon, qui sont questionnées : quelle est cette folie qui pousse les hommes à bâtir des empires, à faire couler le sang pour asseoir leur toute-puissance ? Cette folie est telle si différente, au fond, de celle qui pousse l'individu à se surpasser, à dépasser sa simple condition pour se sublimer ? Où se situe la frontière entre bien et mal, entre tolérable et intolérable, entre Dravot et Peachy ?


Ainsi, fort logiquement, c'est la folie douce qui prime dans la première partie, nos personnages sont de grands enfants et la violence dont ils font preuve se dilue dans une étonnante légèreté : rien n'est grave, ni les comportements racistes ou les actes odieux (comme balancer un passager hors du train), tout est traité avec entrain et bonne humeur. Notre empathie à leur égard est d'autant plus forte que Michael Caine et Sean Connery sont absolument irrésistibles en gentlemen aventuriers : cabots magnifiques, ils irradient la pellicule de leur prestance et de leur fantaisie, nous donnant l'irrépressible envie de les suivre jusqu'au bout du monde. Et c'est bien parce qu'ils nous apparaissent si sympathiques, que le dilemme auquel ils devront faire face nous interpellera autant.


Celui-ci est la conclusion logique d'un récit mené de main de maître ; au fur et à mesure que l'aventure picaresque évolue, le hasard entre en scène et chasse le burlesque de l'écran : une avalanche survient au moment opportun, un pendentif est placé au bon endroit et nos aventuriers deviennent soudainement des héros ! Habile Huston, en accordant un succès immérité à ses personnages, il favorise le couronnement non pas de la vertu mais de l'impudence. Le récit s'assombrit alors, le délire schizophrénique succède à la douce folie et révèle le caractère ambivalent de tout être humain : ni bon ni mauvais, l'homme ne peut devenir que destructeur s'il pèche par arrogance... Rester à sa place ou tenter de s'élever au-dessus de ses semblables, se contenter d'être un opportuniste (Peachy) ou croire en son destin (Dravot), tel est le dilemme qui s'offre à l'individu. Le cinéaste, avec savoir-faire, nous le présente fort joliment : en une séquence, en une tirade, la scission entre les deux personnages est actée ; formellement, c'est brillant !


Quant au spectateur, il se retrouve brusquement dans une situation pour le moins inconfortable. Après avoir éprouvé de la sympathie pour ces personnages, pour ces héros en toc, il en vient maintenant à s'interroger sur ses propres représentations : une civilisation, aussi évoluée soit-elle comme l'Angleterre, est-elle encore émérite lorsqu'elle s'approprie un autre pays ou une autre culture ? Comment considérer un pouvoir, aussi juste soit-il comme celui de Dravot, si celui-ci a été usurpé ? Peut-on croire en une religion, quelle qu'elle soit, alors que ses représentants ne sont que des hommes et donc faillibles ? Peut-on encore croire en quelque chose dans un monde où l'on confond un voleur avec un dieu ? Voilà autant de questions qui s'écrivent en filigrane du récit et auxquelles Huston, en adoptant la posture du vieux sage, se garde bien d'apporter une réponse.


Loin du moralisme mou des films hollywoodiens, The Man Who Would Be King se distingue par son ambivalence sourde : ambivalence des personnages, avec des Occidentaux qui peuvent être des justes comme des tyrans, ou avec des indigènes qui peuvent, par simple superstition, tendre la main vers l'autre ou vouloir le tuer ; ambivalence d'un récit qui passe impunément de la légèreté au tragique et de la farce au drame... mais si la démarche artistique peut paraître déroutante, elle n'est pas vaine ! C'est ainsi que John Huston distille les considérations existentielles qui sont les siennes lors des dernières années de sa vie. C'est l'homme dans toute son ambivalence qui est montré ici, un homme capable d'être aussi bien un monstre de vanité qu'un être bienveillant...


C'est d'ailleurs ce que l'ultime scène souligne avec une magnifique dignité : tandis que la couronne scintille d'une cruelle ironie, ridiculisant un peu plus l'homme vaniteux, les liens d'amitié entre Peachy et Dravot brillent de mille feux malgré la mort : si la vie vaut la peine d'être vécue, l'amitié demeure sans doute l'une de ses plus belles aventures.

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le 13 oct. 2023

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Procol Harum

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