Qui a-t-il de pire que d'avoir un projet en tête et qu'il ne se réalise jamais ? Rien, évidemment ! Aucun sentiment n'est pire en tant qu'artiste que la frustration. Et il semblerait que le chevalier à la triste figure, imaginé par Miguel de Cervantes au XVIIème siècle ait été source d'une amère inspiration au cinéma : c'est d'abord Orson Welles qui a pour idée de donner vie au roman sur grand écran, mais abandonne par manque de moyens. Des années plus tard, l'américano-britannique Terry Gilliam imagine lui aussi une aventure pour l'anti-héros sénile. Le résultat ? Un tournage désastreux, un inachèvement qui rongera le réalisateur pendant près de vingt ans, et verra passer du temps, des acteurs et de l'argent. Puis, vint l'an de grâce 2018, où après beaucoup de sueur et d'espoir, fut l'année où le projet tant rêvé vit le jour : L'Homme qui tua Don Quichotte.

C'est l'histoire de Toby, un réalisateur de publicités vivant dans un univers propre, luxueux et artificiel. En train de tourner en Espagne, il décide de retourner dans un petit village, là où, des années plus tôt, il avait tourné un film de fin d'études, adaptation lyrique et néo-réaliste de Don Quichotte. Alors qu'il revient dans le patelin, tout semble changé depuis son passage. Et surtout, Javier, cordonnier modeste qui avait tenu le rôle du chevalier, a complètement disjoncté et se prend pour le héros éponyme. Se retrouvant au milieu de la campagne désertique, les deux hommes embarquent pour un péril farfelu digne des plus grands romans de chevalerie.


Ce film est le dernier Gilliam qu'il me restait à voir. Depuis Zero Theorem en passant par Brazil et Fisher King jusqu'à cette randonnée onirique dans la Mancha, ce fut une aventure filmique absolument merveilleuse. Je ne dirai pas que j'ai gardé le meilleur pour la fin, mais peut-être le plus intéressant.


Ce qui ressort premièrement de cette oeuvre c'est évidemment l'aspect méta-filmique. À la base, Gilliam voulait que Quichotte soit accompagné d'un acolyte venu de notre époque, mais quelle bonne idée de faire de ce visiteur du futur un réalisateur ! Qui plus est, un réalisateur qui galère, qui voit trop grand. En plus de cette référence à sa propre vie, Gilliam traite aussi de la manière dont les spectateurs perçoivent le cinéma et le divertissement en général. Entre média irréel qui fait tourner la tête, entreprise briseuse de rêve, et divertissement bon à charmer les foules, c'est toute une satire qui nous est montrée, probablement inspirée par la longue carrière du réalisateur.

Si on trouve de l'autobiographique dans l'oeuvre, je ne pense pas qu'il faille le chercher du côté de Toby, mais bien du vieux Quichotte. Le personnage incarné par Adam Driver n'a rien du rêveur anti-système qu'est Gilliam, c'est un faux-cul rationnel qui a laissé derrière lui ses espoirs de grandeur et de devenir un auteur du septième art. Mais le chevalier dont le rôle est endossé par ce cher vieux Jonathan Pryce, est évidemment l'avatar du bonhomme derrière la caméra ! Vieux fou irrationnel qui vit dans un univers créer de toute pièce et prenant son rôle trop à coeur sans que ce soit nécessaire. Voilà du self-insert qui a la classe !


Crois-tu que les explications expliquent quoi que ce soit ?

Quand on voit les images du produit fini, il est facile de comprendre pourquoi il a mis du temps à être financé. Il y a peu d'effets numériques, les décors sont réels, et il y a des scènes à couper le souffle. Je ne sais pas si ce sont mes cours d'amphi de ces derniers temps qui m'ont lavé le cerveau mais j'ai vu un petit côté fellinien au film ? Même pas un chouillas de néo-réalisme festif ?

Quoi qu'il en soit, les images sont très belles. Les vastes plaines espagnoles sont apaisantes, et la grande fête ayant lieu dans le château est un chaos coloré typique du réalisateur. C'est un peu la synthèse entre Les Aventures du Baron de Munchaüsen et L'Imaginarium du Docteur Parnassus. Où des décors forains et colorés sont la scène de personnages hauts en couleurs qui s'agitent dans tous les sens tels des pantins animés par on ne sait quels idéaux, et où les fantaisies les plus folles prennent vie.


Le spectateur rationnel pourrait s'étonner face à un tel film : c'est rocambolesque, ça n'a aucun sens ! Bien sûr, ce n'est ni le Gilliam le plus accessible ni même le plus réussi.

La seconde partie du film est un peu longuette, difficile de s'attacher au personnage d'Adam Driver, et le surplus de sous-intrigues parfois un peu chaotiques fait vite perdre le fil. Mais est-ce vraiment un problème ? D'un certain point de vue, oui. Mais c'est un beau choix narratif et stylistique que de mêler le passé et le présent, la fantaisie et le réel, les motos et les bourricots, le film et la véritable histoire. Ça nous fait un beau foutoir riche en couleurs et en émotions, avec des moments aussi drôles que beaux. Je ne le répèterai jamais assez : chez Gilliam, soit tu pleures soit tu es mort de rire ! Et les deux pôles peuvent changer très vite !


Oeuvre aussi charmante que déroutante, ce Don Quichotte. Comme le dernier souffle d'un réalisateur de plus en plus agacé par les grands studios et par les échecs, mais toujours prêt à persévérer. À l'heure où j'écris ces lignes, Gilliam a dans ses cartons un projet appelé The Carnival at the End of Days, une rencontre entre Dieu et le Diable pour juger l'humanité. L'Homme qui tua Don Quichotte est peut-être un glorieux achèvement, mais j'aimerai tout de même voir cette mise à l'image du Jugement Dernier avant qu'il ne soit trop tard. Mais qu'elle voit le jour ou non, il restera toujours l'oeuvre passé de ce grand conteur qu'est Terry Gilliam.

Que vous ayez trouvé ce dernier film moyen, très bien ou insipide et long, vous ne pouvez pas lui nier son aspect colossal et immortel.

Quixote vive.

Arthur-Dunwich
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le 12 avr. 2024

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