Portrait réparateur d'une enfance brisée

Il n'est pas comme les autres, il n'est pas normal, il est peut-être malade... Les différentes personnes ayant côtoyé François en arrivent à la même conclusion, cet enfant est irrécupérable. Mais, avant toute chose, cette attitude est révélatrice d'un malaise bien plus profond : c'est l'état d'incompréhension qui gagne la société lorsqu'elle se retrouve confrontée à un problème échappant à sa grille de lecture. Ce qui se soustrait à la norme, ne peut être expliqué, donc accepté ! C'est bien là le grand malheur de ce gamin, personne ne le comprend, ni ses parents qui l'ont délaissé, ni ces adultes qui tentent de l'accueillir...personne et surtout pas nous, pauvres spectateurs que nous sommes ! Il ne faut pas s'en cacher, avant de juger ces personnages de fiction et de leur coller l'étiquette de monstre sans cœur, il faut savoir reconnaître nos propres défaillances : François ne nous inspire aucune sympathie. On n'a pas spécialement envie de l'aimer car on n'arrive jamais à le comprendre. Mais c'est normal, puisque ce salaud de Pialat nous met dans la même situation que les pauvres gus qu'il filme : n'ayant qu'une vision tronquée de François, nous ne retenons de lui que son comportement autodestructeur. Comment pourrait-on l'aimer ainsi, c'est inconcevable ! Et pourtant, c'est bien là où se situe la grande force de L'Enfance nue, nous amener à voir plutôt qu'à comprendre, afin que nous remplacions la rationalisation par la compassion.

En cela, le premier jet de Pialat s'oppose en tout point à celui de Truffaut : rageur, âpre, dénué de tout pathos et toute sensiblerie, L'Enfance nue ne cherche jamais à plaire et bouscule violemment nos petites habitudes de spectateurs. Hostile à toute forme de narration classique, il compose son film comme un patchwork de scènes arrachées arbitrairement au réel. L'objectif est simple, refuser tout processus explicatif pour nous montrer, dans toute sa brutalité, le rejet, l'abandon, la violence, le désir de vivre ou de s'enfuir, et toute une multitude de choses inaccessibles à ce cinéma traditionnel, trop scénarisé, trop mis en scène, trop intellectualisé, trop superficiel. Montrer et rien d'autre, jusqu'à l'obsession, jusqu'à l’écœurement, pour s'imprégner d'une certaine réalité, pour toucher du doigt une certaine vérité.

Contrairement à un banal personnage de fiction, le jeune François ne sera pas caricaturé ou idéalisé. Ni ange ni démon, c'est avant tout un enfant dans toute sa banalité et dans toute sa complexité. Il est capable d'élan de tendresse, demandant à sa façon un peu d'attention et d'affection : il n'hésite pas à offrir un cadeau d'adieu à cette famille qui le rejette pourtant, il entretient un lien privilégié avec Mémère la vieille, sa grand-mère d'adoption. Mais c'est également un môme avec tout ce que cela suppose de bêtise et de cruauté, alors il va chaparder, balancer aux chiottes ou dans les égouts ce qui a de la valeur pour les autres, ou encore jeter du haut des escaliers le chat de la maisonnée comme un ultime pied-de-nez à ceux qui voudraient le canaliser. Même si nous pouvons toujours avancer des hypothèses pour expliquer ces comportements, Pialat se garde bien de tout jugement, se contentant uniquement de montrer. Son récit est ainsi volontairement lacunaire, nous révélant les conséquences d'une cause qu'il nous convient d'imaginer. Si le procédé est déroutant, c'est le seul moyen pour appréhender une réalité qui ne soit pas dénaturée par le cinéma, c'est le prix à payer pour entrapercevoir cette enfance nue, c'est à dire non biaisée par le regard de l'adulte.

Forcément, pour coller au plus près avec la réalité, le discours moralisateur n'est pas de mise. C'est toute la force du film d'ailleurs, et c'est peut-être sur ce point qu'il est le plus troublant, à aucun moment on ne sera si ces enfants abandonnés pourront s'intégrer au sein d'une vraie famille. Car même auprès du vieux couple, le malaise persiste : François est envoyé dans un centre après avoir causé un accident, Raoul veut s'enfuir pour retrouver la trace de ses vrais parents. Ne choyant ni ses personnages ni son spectateur, Pialat révèle une réalité crue, celle de ces enfants qui portent en eux le sceau de l'abandon et qui voudront toujours connaître la vérité sur leur origine.

L'Enfance nue est ainsi fait, c'est un film porté par le désir de restituer le réel. Le monde que nous apercevons n'est ni bon ni mauvais, il est simplement authentique ! Ainsi le parti pris esthétique, le choix d'acteurs non professionnels et le dépouillement extrême de la mise en scène lui donnent cet inimitable cachet d'authenticité ! Devant l’œil de la caméra, c'est toute une région qui se révèle à notre regard, c'est une terre que je ne connais que trop bien qui délivre sa singularité : la bourgeoise Arras qui se refuse obstinément, le populaire bassin minier qui accueille chaleureusement. Pialat filme juste, évite les stéréotypes, et délivre des images d'une grande force : avec ces terrils dominés par un ciel si bas qu'il fait l'humilité, avec ces maisons de briques et ces jardins ouvriers, avec cette campagne sauvage au charme incertain... Pialat retranscrit tout, avec une minutie effarante, des p'tits bistrots enfumés jusqu'aux ateliers vétustes, en passant par le petit déjeuner pris sur le pouce. C'est la poésie du quotidien qui exalte ses charmes et ses ambiances.

De même, les personnages croisés sont tous terriblement humains. Bien souvent, la maladresse est leur compagne et lorsqu'une famille, bien intentionnée, se présente pour adopter un enfant, elle ne peut s'empêcher de lâcher qu'elle ne veut pas d'un "petit noir". Il y a également ces adultes qui, au lieu de réconforter des enfants abandonnés, ne font que rappeler leur triste condition. À travers ces exemples, se révèle une autre réalité, plus sinistre, qui est celle de ces enfants chosifiés, que l'on balade de famille en famille. Difficile, après un tel traitement, de leur demander de s'intégrer docilement dans l'une d'entre elles.

Mais L'Enfance nue n'est pas un film aimable, c'est simplement un film qui ressemble à son sujet : dur, violent, déroutant mais également traversé d'une vraie tendresse comme ces instants où François se sent intégré dans sa famille. C'est un film simple mais qui impressionne par le sentiment de vérité qu'il dégage.

Procol-Harum
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le 5 sept. 2023

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