L'Empire
5.8
L'Empire

Film de Bruno Dumont (2024)

Pour ceux qui sont familiers du travail de Bruno Dumont, je considère "L'Empire" comme le film qui serait une synthèse entre ses premiers films et ses comédies telles que "Ma Loute" et sa série "P'tit Quinquin". On retrouve quelques personnages de la série, comme le commandant Van der Weyden, mais il ne joue pas un rôle important dans "L’Empire", c’est juste un clin d’œil pour les fans et il est là aussi pour faire quelques blagues, dont une qui m’a bien fait rire au début du film avec Carpentier. On a une femme décapitée lors d’un accident de voiture et il sort une phrase du genre « ça, c’est l’œuvre de Daech ».


J’ai envie de commencer par l’aspect technique parce que je sais que parmi ceux qui lisent, il y en a qui adorent les effets numériques. Rassurez-vous, ils sont soignés, mais ce qui m’amuse, justement, c’est que Bruno Dumont ait mis les moyens dans son film. Il y a un décalage entre l’argent investi et le fait de situer le récit sur la Côte d'Opale, au nord de la France, avec des acteurs amateurs de la région, en gros avec des personnes tout à fait banales, ce qui n’est pas nouveau chez Dumont.


Du coup, cela crée un décalage humoristique, et ce n'est pas seulement humoristique parce qu'il y a un message derrière. Ce décalage vient du fait qu’en général dans les films de science-fiction, on a très souvent des personnages extraordinaires, héroïques, souvent beaux gosses lorsque ce sont des mecs, et qui sont aussi des combattants accomplis ou alors ils le deviendront à travers un parcours initiatique. Par contre, il n’y a pas le petit peuple, il n’y a pas les gens du quotidien, il n'existe pas, ou alors ils sont incarnés par des personnages secondaires ou tertiaires complètement vides, ou bien on nous montre juste une foule qui est par définition anonyme. Ce qui est génial dans le film de Dumont, c’est qu'il place un affrontement intergalactique entre le bien et le mal, avec des enjeux sur terre dans le nord de la France. Vous comprenez bien que c’est aussi un ressort humoristique, et il ne place pas l’action à New York, car ça ferait plus stylé de la situer à New York comme c’était le cas dans "Avengers", par exemple, mais Dumont préfère une petite ville du Nord où l'on voit la population puis elle n’est pas caricaturée, ce sont des vrais gens, pas des acteurs professionnels. Il a une volonté de montrer le quotidien de ces personnes. Ce qui est drôle est de voir ces deux factions avec leurs vaisseaux spatiaux, leur avance technologique supérieure, se battre comme si c’était une banale querelle de voisinage, et on appelle la gendarmerie, ou alors on va directement s’expliquer chez le voisin avec des insultes, de l’intimidation. À un moment, on a les deux camps qui se croisent à l’angle d’une rue et ils se jettent des regards noirs. C’est juste drôle tellement c’est bête, c’est gamin, mais c’est comme ça dans la vie, les gens ne balancent pas des grandes tirades un peu pompeuses, un peu ridicules comme dans "Star Wars", et j’aime bien "Star Wars". C'est amusant parce qu'on rit devant des actions censées avoir des enjeux importants, mais qui sont présentées comme des situations ordinaires, loin d'être épiques, et finalement, on est quand même pris dedans justement parce qu’on peut les trouver dans la réalité. Il y a une scène où le fils de Jony (le prince du mal) se fait enlever par le camp du bien, avec un type qui entre dans une maison en hors champ et on te filme ça comme une grande victoire. Puis Jony va chercher son fils avec ses « chevaliers ». Il faut voir la gueule des chevaliers, ce sont des paysans sur des chevaux de trait. Il entre dans la maison où est retenu son gosse, il le prend, tout ça dure 2 minutes et en plus le combat est en hors champ, il met juste un coup de poing. C’est drôle, mais en même temps, c’est le genre de situation qui est possible chez les couples divorcés, et c’est ça qui garde notre attention.


Après, le film n'est pas une immense blague étalée sur deux heures ; c’est vraiment une erreur de le croire. Il aborde des thèmes propres à Dumont : il réfléchit sur le bien, le mal, la transcendance, et l'amour au centre qui est le plus important, comme dans tous ses films. Il montre aussi le quotidien des gens modestes. Je dois dire aussi qu’il y a des éléments qui m’ont moins plus, déjà je trouve que le film a un rythme inégal ; certaines scènes m’ont fait un peu soupirer, surtout celles avec Luchini, alors que j’adore Luchini. Alors j’ai compris ce que Dumont a voulu réaliser : il a emprunté les codes du film de science-fiction pour raconter son histoire. Je ne pense pas que Dumont ait tenté de nous dire : "En réalité, ce que vous aimez, ce sont les relations entre les personnages, pas les scènes épiques." Je suis persuadé qu'il a vraiment essayé d'être honnête avec son blockbuster mais les scènes de palais ne fonctionnent pas toujours. Souvent j’attendais de retourner sur Terre pour retrouver des personnages qui me touchent comme ceux de Jony et Jane.


Ce que j'ai le plus apprécié, c'est leur histoire d'amour, même si l'intrigue part un peu dans différentes directions sans avoir de centre précis, en tout cas c'est comme ça que je l'ai ressenti, et ce n’est pas un reproche. Comme je l’ai dit, il met en scène l'affrontement entre le bien et le mal, ce qui est très classique dans la science-fiction, mais ici il le fait sans réellement prendre parti, et la bataille finale se termine sans véritable conclusion, j’ai beaucoup aimé les dernières paroles du film qui sont un simple "c'est tout", c’est un genre de voilà j’ai dit ce que j’avais à dire il n’y a rien à ajouter, c’est assez modeste de la part de Dumont. Surtout, on n'a pas le bien qui triomphe sur le mal, c’est assez original comme approche, dans l’esprit de Dumont ce n’est sans doute pas si important qu’il y ait un vainqueur, je crois vraiment que ce qui le passionne c’est l’idée que l’amour transcende tout, l’amour au sens large, l’amour pour les gens simples, l’amour entre les individus. Le film est aussi une comédie, il y a des moments assez drôles, même si je n’ai pas spécialement ri. Je n'ai pas entendu beaucoup de rires dans la salle ; après l'humour de Dumont est plutôt un humour muet. En tout cas, le film est moins comique que "Ma Loute", mais certaines scènes m'ont quand même fait sourire, surtout celles avec Rudi, qui ressemble à un pauvre drogué au RSA, qui ne fait rien de ses journées, mais il joue pourtant un rôle important dans l'affrontement parce que c’est l’apprenti, même s'il n'est pas très doué.


Dumont a choisi de créer un personnage masculin avec Jony qui représente une sorte de prince du mal, l’acteur qui le joue est amateur et je trouve qu’il tient bien le rôle, bravo à lui. Son personnage s'éloigne des standards de beauté habituels ; il est simplement un homme ordinaire, sans être ni beau ni laid. Il incarne l'agressivité, la domination, c’est un pêcheur, bref un héros viril qui n'hésite pas à dire « ferme ta gueule » à une femme et à exprimer son attirance pour une autre en lui disant « qu’elle a un beau cul ». En gros, il est problématique pour l’époque, c’est le type de personne toxique que certains veulent voir disparaître. À l’inverse, Rudi représente l'homme que la société met en avant et qu’elle veut voir triompher, c'est-à-dire un homme castré, apathique, un peu faible, un assistant et surtout pas un chef. En face des ténèbres, on a la vertu, Jane, forcément une femme, elle est interprétée par Anamaria Vartolomei, que je trouve d'ailleurs être une femme très belle et une actrice talentueuse, je suis tombé sous son charme. Elle est attirée par Jony, en gros c’est l'équivalent d'un mauvais garçon, mais elle joue également la jeune femme choquée lorsque Jony lui met une main au cul. Pourtant, ça peut paraître paradoxal, mais ils s'attirent, et personne ne cherche à l'expliquer. Il n'y a pas de moments de séduction artificielle ni de dialogues superflus ; il existe une véritable alchimie entre eux, et je trouve ça juste beau. C’est beau parce que Dumont ne cherche pas à intellectualiser l'amour ; c'est simplement une question d'attraction. Lui la trouve belle, et elle est attirée par son côté dominant.


Concernant les deux camps, du côté du bien, on trouve toute une série de références spirituelles avec une utilisation abondante de l'esthétique catholique, l’équipe du tournage est allée filmer dans la Sainte Chapelle à Paris, ce qui donne de belles scènes. il y a aussi des dialogues où les personnages évoquent l’âme, donc on comprend que c’est le camp du pouvoir spirituel qui souhaite améliorer l’Homme, on y trouve essentiellement des femmes en commandant et Dumont nous glisse des évocations symboliques de leur sexe, bref. En ce qui concerne le mal, il est associé au pouvoir temporel, à savoir l'exécutif et le pouvoir civil, on le comprend à travers certaines références comme celle à Thomas Hobbes lorsque le mal se considère comme un monstre, c’est une référence au monstre froid qu’est le Léviathan c’est-à-dire l’État. C’est un pouvoir principalement masculin, où leur chef, joué par Luchini incarne l’amoralité qui caractérise ce pouvoir et le goût pour le matériel, tout ça mis-en-scène depuis son château, qui ressemble étrangement au Louvres. Après Il ne faut pas surinterpréter les symboles ; je crois que c'est plutôt une occasion pour Dumont de livrer une réflexion sur la morale et la politique. En tout cas c’est plus recherché que la simple opposition entre les gentils et les méchants : chez Dumont, il existe une véritable dualité où les deux camps se retrouvent dans le néant, comme si leur combat était finalement insignifiant au fond. Sinon je passe sur la symbolique du + et du -.


À part ça, il y a de très bonnes scènes où la reine du bien prend forme humaine et possède le corps du maire de la ville. Les dialogues qui suivent sont particulièrement bien écrits, et m’ont vraiment donné l’impression d’assister à une conversation avec une élue. C’était touchant, car il y a quelque chose de maternel dans sa manière de converser avec ses administrés. Il y a des échanges très simples comme « Comment va votre jambe ? Et votre mari ? » ça fonctionne très bien, et je n'y vois aucun cynisme chez le réalisateur.


Pour finir, j’ai envie d’évoquer un peu la polémique avec Adèle Haenel, que j’admire beaucoup en tant qu'actrice. Je n'ai pas forcément envie de la contredire par principe, mais je comprends que les thématiques du film ne lui aient pas plu. Elle avait qualifié le film de misogyne, je comprends, tout comme je comprends le point de vue de Dumont. Voilà, je pense que c’est assez clair : j’ai beaucoup aimé ce film, j’ai aimé l’acteur qui joue Jony, et j’ai adoré Anamaria Vartolomei, que j'espère retrouver rapidement dans de nouveaux rôles. C’est tout.

Naldra
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le 23 févr. 2024

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