Si toute fable appelle une morale, celle induite par L'Argent de la vieille est évidente : si les règles sont les mêmes pour tous, la partie opposant les différentes classes sociales sera toujours inégale. Assis autour d'une même table – qualifiée d'ailleurs de champ de bataille -, pauvres et riches s'affrontent dans un jeu (le scopone) dont l'issue semble invariablement la même : le doublement constant de la mise laisse peu de place au hasard, la suprématie des plus aisés est assurée... Seulement, cette partie de cartes ne serait se réduire à une simple allégorie de la lutte des classes. Comencini, en effet, transcende le simple rapport manichéen en filmant avant tout le jeu social qui unit les différents protagonistes (les deux couples, le peuple du bidonville, le communiste, le religieux, les enfants, etc.). S'affrontant à coup de cartes, les joueurs entretiennent entre eux un lien tacite, une vraie complicité qui fait que l'un a toujours besoin de l'autre pour exister. Comencini ne se contente pas de filmer la lutte des classes, il nous livre sa vision désenchantée du monde moderne, forçant suffisamment les traits bouffons de la cruauté afin de transformer les larmes de désespoir en un rire sarcastique des plus salutaires...
Comme dans toute bonne fable, L'Argent de la vieille comporte son lot d'archétypes et de symboles que Comencini met en place dès les premières séquences. Tel un dieu mystérieux, la vieille fascine et brille par son omniprésence. Elle est sur toutes les lèvres, au cœur de toutes les attentions. Son arrivée printanière pourrait la faire passer pour l'oiseau de bon augure, pour le pigeon que l'on veut plumer ! Mais de toute évidence, elle est plutôt celle qui fait la pluie et le beau temps sur la terre des indigents. Par sa simple présence, elle met le monde en effervescence (la foule, les journalistes...), sans dire un mot elle met tout le monde au garde-à-vous. À travers elle, c'est la subtile tyrannie de l'argent roi que Comencini met en scène : l'arrivée par les airs, la présence invisible, les lunettes noires qui ne laissent rien transparaître, et les cloisons de verre de l'aéroport qui contraignent les pauvres à n'être que de simples spectateurs (comme le seront, un peu plus tard, Peppino et Antonia en observant les liasses de billets derrière une vitre) : c'est en donnant l'illusion d'une richesse accessible que les puissants assurent leur domination.
Avec son sens de la caricature, Comencini nous décrit alors les rapports sociaux comme un cirque carnavalesque dont les pauvres seront les inévitables victimes. Ou plus précisément, les dindons de la farce. D'ailleurs, pour souligner l'iniquité des rapports, il fait traverser son film par un mouvement vertical à sens unique. Que ce soient les déplacements des personnages ou les regards portés, ils se feront toujours des bidonvilles vers la luxueuse demeure, du bas vers le haut. Le spectacle devient dès lors foncièrement risible, comme la prétendue ascension (sociale) des deux héros : Peppino et Antonia se déguisent pour sembler être ce qu'ils ne sont pas, mais leur arrivée dans un vieux tacot ne trompe personne ; la promotion sociale demeure une illusion ! Les images, d'ailleurs, se chargent de symboles en nous montrant la demeure de la vieille trônant dans les cieux du capitalisme, tandis que les frontières se multiplient (les grillages repoussent les gueux, les vitres séparent les domestiques des nantis...). Mais Comencini n'en reste pas là et utilise fort habilement les éléments sonores afin d'orner le jeu social des atours de la comédie ubuesque. Ainsi, le triomphe de la vieille sera constamment amplifié par les moyens de communication (radio, téléphone), donnant à chaque péripétie (victoire, coup de fatigue...) une dimension grotesque et démesurée.
La structure du récit repose essentiellement sur le principe d'alternance (entre le bidonville et la villa, entre les moments d'espoir et de déception, etc.), ce qui donne malheureusement au film un aspect répétitif et donc forcément prévisible. Comencini essaie toutefois d'atténuer ces effets en focalisant son attention sur le devenir du couple vedette : Peppino et Antonia vont-ils perdre leur amour dans la partie ? Une intrigue secondaire qui va lui permettre de dresser un état des lieux pour le moins sarcastique de la population italienne. On y croise notamment un représentant de l'ordre religieux (un curé dont l'influence est résumée ainsi par Peppino lui-même : « Je te baise la main, mais fous-moi la paix »), un grand séducteur (Richetto qui ne fera pas illusion longtemps), ou encore un intellectuel communiste (« il professore ») dont les grandes théories seront évidemment ridiculisées.
Mais c'est surtout lorsqu'il évoque la société capitaliste que Comencini fait preuve de grande finesse. En observant à la loupe les relations établies par la vieille, il croque avec talent les rapports de domination. La relation avec George, rappelant forcément celle qui unissait Swanson et Von Stroheim dans Sunset Boulevard, est sans doute la plus éloquente, car c'est avant tout par amour que Cotten accepte sa soumission. Dans ce monde sans pitié, ceux qui se laissent emporter par leurs émotions ou leurs croyances sont condamnés à être faibles et donc faillibles (le couple Peppino /Antonia, George...), tandis que les monstres à sang froid peuvent triompher.
Derrière son apparente fragilité, la vieille, superbement incarnée par Bette Davies, se montre maîtresse de ses émotions et donc maître du jeu. Les lunettes noires ou le maquillage ne laissent transparaître aucun sentiment ; quant à ses maladies ou ses instants de faiblesse, ce ne sont que des comédies destinées à berner le nigaud. Comencini met remarquablement en scène la domination exercée par son personnage en portant toute son attention sur les regards. Un peu à la manière d'un western spaghetti, il oppose les regards brillants ou inquiets des futurs perdants à celui impassible de la vieille. Tout est dit, la victoire de cette dernière est inévitable. Seule celle qui ne croit plus en rien, celle qui possède le regard « étrange » de la lucidité, pourra alors pour la terrasser. Dépitée par la médiocrité de ses parents, Cleopatra reste insensible aux flatteries de la reine (« les beaux yeux ») et met fin au doux rêve de vivre « comme des rois » à coup de mort aux rats. En plaçant en hors champ le funeste dénouement, Comencini nous laisse sur les bras un constat terrible : avoir des rêves en tête, cela revient bien souvent à avoir des chaînes à ses pieds.
(8.5/10)