Pour son premier film, Bi Gan nous propose l'insolite, l'égarement, l'étonnement, la perplexité voire même l'incompréhension, mais également la poésie, la contemplation, ou encore l'introspection... Bien plus que des mots, Kaili Blues nous offre, de par sa beauté formelle et son écriture, des sensations ou des émotions, et surtout l'impression tenace d'avoir pu monter, l'espace d'un instant, comme le disait Truffaut, à bord « d'un train qui roule dans la nuit », à bord d'un bolide transgressant sans cesse le réel, précipitant le possible rêveur vers le rêve lui-même.


Kaili Blues, en effet, a tout du rêve éveillé. On y plonge sans discernement, avec un lâcher prise permanent. Bien sûr, le voyage proposé nous fait miroiter un semblant d'horizon, une possible destination : retrouver un enfant disparu, atteindre la ville où il aurait trouvé refuge. Mais tout cela est flou, vaporeux, comme ces paysages brumeux que l'on traverse avec peine, à tâtons, sans que l'on puisse vraiment se situer dans l'espace et le temps. On comprend alors la véritable ambition de Bi Gan, sa folle audace aussi, à travers ce voyage qui se suffit à lui-même, et qui se meut en expérience d'errance cinématographique à travers le temps et la mémoire, les formes et les paysages, les personnages et leur histoire...


Dans sa première partie, pourtant, Kaili Blues se montre parfois revêche et malmène quelque peu son spectateur par son minimalisme, sa lenteur, et son imperméabilité apparente. Par son rejet, surtout, du conventionnel et du classique : il n'y a pas de véritable intrigue ou histoire ici, ni de héros menant tambour battant le récit. Et pourtant, rapidement, on adhère au spectacle proposé, on se laisse séduire par une mise en scène qui sait faire naître la nostalgie, tout comme on se laisse emporter par un montage qui fascine, intrigue et bouscule notre imaginaire. Et notre imaginaire, justement, Bi Gan sait très bien le stimuler, en esthétisant délicatement les personnages ou les situations (avec notamment un vrai travail sur l'élément aqueux : pluie, brume, etc.), en laissant poindre le merveilleux ou l'étrange au sein du prosaïque (l'évocation de l'homme sauvage à la radio ou dans les discussions...), et en multipliant les saillies poétiques (le train qui se dessine sur le rideau, la mise en relation de l'écoulement de l'eau avec le bruit des machines...). Même s'il manque encore parfois de maîtrise, Bi Gan fait déjà preuve d'un vrai sens artistique, en mettant la forme au service du fond, en conciliant les propriétés d'un certain cinéma asiatique, celui de Weerasethakul ou de Tsai Ming-liang, avec celles du maître Tarkovski, et notamment son art de l'image symbole et de la métaphore.


Le film, dans son ensemble, peut d'ailleurs être vu comme une sorte de métaphore filée, évoquant par l'image le blues promis par le titre : ce blues dont il est question, c'est celui d'un homme, d'une région ou d'un pays tout entier, c'est la compagne quotidienne de celui dont le présent est insatisfaisant. Fuir ce présent, pour se réchauffer au bois du passé, pour se rappeler à présent que l'on peut vivre vraiment, tel est le message que Bi Gan se propose d'illustrer. Et pour bien se faire comprendre, il confronte la léthargie à la vivacité, la confusion à la clarté, la réalité d'un maintenant décevant avec celle provenant d'une époque bien plus plaisante. Ce qu'il traduit, en termes cinématographiques, par une opposition entre plan fixe et plan-séquence, entre une esthétique naturaliste et une autre bien plus onirique. Plus que toute autre chose, la caméra nous permet de porter un vrai regard sur le monde, et surtout sur nous-mêmes.


Cette caméra, d'ailleurs, nous révèle une réalité peu reluisante dès les premiers instants, en nous plongeant au cœur d'une grotte, en nous faisant percevoir l'intérieur de « l'homme sauvage », le morne quotidien de celui qui a oublié qu'on pouvait toujours s'émouvoir, rêver, exister dans ce bas monde. Cette impression de « non-vie » devient redoutablement prégnante à l'écran, à travers notamment la représentation qui nous est faite de Kaili, avec ce tissu urbain noyé dans la brume, avec ces habitants empêtrés dans leur routine, avec ces moyens de locomotion qui stagnent et ces voitures qui calent tout le temps... En une poignée d'images, sans effets tapageurs et sans véritables moyens financiers, Bi Gan nous offre la vision saisissante de notre monde décati où l'existence même est un naufrage.


À cette première partie s'oppose la suivante, où la caméra se libère, de toute pesanteur ou contrainte, afin de nous rappeler que le présent peut également être réjouissant à partir du moment où l'on décide de le vivre vraiment. Un précepte illustré magnifiquement par cet imposant plan-séquence au cours duquel la réalité du film et des personnages se transforment. Tout devient fluide, limpide, délicat, traduisant à l'image la transformation même de Chen. Notre homme, en effet, quitte l'inertie qui était jusqu'alors la sienne pour se mouvoir et s'émouvoir, en se remémorant l'hymne de sa jeunesse (cette chanson qu'il partage avec la jeune génération), en se laissant gagner par l'idée d'être père (le jeune homme qui lui rappelle Wei Wei), en retrouvant la sensation d'être aimant (la coiffeuse lui rappelant un ancien amour).


« C'est comme dans un rêve » lâchera-t-il à la fin de la séquence : un rêve possible grâce à un cinéaste qui met forme et fond au diapason, grâce à un cinéma qui nous laisse voir un présent loin d'être décevant. Ainsi, c'est en revendiquant son émancipation d'un point de technique (avec cette caméra qui nous rappelle sa présence par ses mouvements hésitants ou sa difficulté à faire la mise au point) qu'il traduit à l'écran l'idée même d'émancipation : émancipation des personnages qui ont soudainement une existence propre, émancipation probable d'un spectateur qui se permet d'imaginer une vie possible hors de toute grotte...


(7.5/10)

Procol-Harum
7
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le 8 mars 2022

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