Jeanne Dielman, 23, Quai du Commerce, 1080 Bruxelles par Rongemaille

Heureux d'avoir enfin pu voir le film mythique de Chantal Ackerman, JEANNE DIELMAN, 23 QUAI DU COMMERCE, 1080 BRUXELLES au gré de sa consécration surprise par la revue Sight & Sound, qui dresse sa liste tous les 10 ans (plus de 1500 critiques anglo-saxons, dit-on, se pliant à l'exercice) en "meilleur film de tous les temps", rien que ça. Moi-même grand adepte des classements et des listes de toutes sortes qui n'en finissent plus (le meilleur zoom avant de tous les temps, la meilleure apparition de chat dans un second rôle, le plus beau final en queue de poisson dans un film de genre, etc...), je ne saurais que louer cet exercice rigolo, surtout quand il accouche d'un résultat aussi inattendu.

Exit donc Orson Welles, Hitchcock, Fritz Lang, Godard, Renoir, Chaplin, Kurosawa, Mizoguchi, Satyajit Ray, John Ford, Ozu ou Jacques Tati, welcome Chantal ! A celles et ceux, fort nombreux, qui se félicitent d'un côté qu'une femme soit enfin consacrée pour ce grand "film féministe" et aux autres, qui pestent contre ce nouvel avènement de la culture woke et de ce nouveau tribut lâché à l'entreprise de harcèlement, voire de chantage, des féministes les plus radicaux je dirai ceci: vous me faites chier.

Fort d'une réputation inquiétante avec ces gestes du quotidien répétés mille fois en de longs plans fixes et d'une durée (3h20) qui dégonflera les pneus aux plus courageux, JEANNE DIELMAN est effectivement un film qui se mérite. N'allons pas proposer ce film à ceusses qui bouffent de la série en binge watching tous les soirs, avec des acteurs qui braillent et sautent partout avec du rebondissement toutes les 40 minutes, n'allons pas découper le film d'Ackerman en 6 épisodes non plus. L'appréciation du film s'apprécie sur la longueur et le malaise qui peu à peu s'installe n'infuse que dans la continuité.

Car effectivement, Jeanne moud le café, verse de l'eau dans le filtre, épluche les patates, malaxe de la viande, cire les chaussures de son fils, met sa blouse, enlève sa blouse, se coiffe, se recoiffe, met la table, débarrasse la table, sort son matériel de tricot, plie et déplie le clic-clac du salon, se fait une tartine, mange de la soupe, ferme et ouvre la fenêtre, se baigne, se lave, allume la radio, questionne son fils, cache des billets dans la soupière dans la salle à manger, s'inquiète de sa santé, de ses études, sort faire un tour, sort faire des courses, remet une serviette propre sur le plaid de son lit, va ouvrir la porte quand on sonne, se lève, se couche. Et tout ça plusieurs fois.

L'effet d'hypnose est garanti autant par la manière absolument impeccable que possède Ackerman de filmer et de quadriller l'espace que par le jeu "blanc", qui passe par tout le nuancier de la banalité ordinaire, de Delphine Seyrig dont l'absence visible de ressenti ne trahit pas l'ennui de ce quotidien réglé au cordeau mais plutôt une très inquiétante impassibilité. C'est le noeud gordien du film, son angle mort par lequel tout se craquèle: une monotonie si mûrement consentie ne peut naître, et se dépêtrer que dans la folie.

La fascination apparait lorsque Jeanne, raccompagnant un homme de sa chambre vers la porte apparait imperceptiblement changée. On ne saura jamais ce qui s'est passé avec ce client (Jeanne "reçoit des hommes" à domicile), peut-être rien de spécial, sans doute est-ce juste la passe de trop, on n'en saura rien, et comme le fera remarquer son fils le soir-même: elle est un peu décoiffée. De ce moment tout se dérègle: le patates sont (trop) cuites, les allées et venues d'une pièce à l'autre ne riment plus à rien, le café n'a plus le même goût, jusqu'au temps lui-même qui se dérègle, privé du réglage habituel auquel Jeanne le soumettait. Le temps passe alors trop vite, ou se traîne sans fin. La routine qu'infligeait Jeanne Dielman à elle-même était bel et bien là pour recouvrir quelque chose qu'elle ne voulait pas voir sortir.

Si Delphine Seyrig dans la première moitié du film, celle qui nous impose le spectacle de ces journées bercées par le mécanisme de toujours les mêmes gestes, joue comme avec un masque, il faut voir ce qu'elle propose quand celui-ci se fend dans la seconde partie. Un corps qu'elle a condamné pour toujours aux mêmes parcours (ah! le bruit de ses talons sur le parquet) et qui continue à aller et venir sans savoir ni où ni pourquoi. Quelle comédienne!...

JEANNE DIELMAN a peut-être un suiveur en la personne de Michael Haneke qui, lui aussi, à su soumettre la monotonie des gestes à la menace du dérapage fatal. Mais Haneke ne possède pas la pudeur de Chantal Ackerman qui offre à son personnage la préservation de son mystère (qui culmine en la seule scène "de lit" où Jeanne est surprise par un orgasme dont elle semble ne pas vouloir) en ne nous offrant que quelques pistes, plus passionnantes les unes que les autres dont je garderais pour ma part celle-ci: voilà une femme qui en se refusant à toute émotion pour se protéger (de sa situation précaire, du regard de son fils, des autres, de son hypersensibilité, de ses besoins charnels) n'avait vu son salut comme sa propre survie qu'en jouant au robot domestique.

Bruno Dumont a du penser bien fort à JEANNE DIELMAN pour son final paroxystique de TWENTY-NINE PALMS, mais il n'y a pas beaucoup d'autres films, ni de cinéastes, auxquels raccrocher ce chef-d'oeuvre qui, un demi-siècle plus tard tout de même, vous procure le même sentiment de sidération.

Film féministe si vous voulez, film woke avant l'heure si ça vous chante, film immense en tout cas et, en ce qui me concerne, un véritable film d'horreur.

Rongemaille
9
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le 30 avr. 2023

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Rongemaille

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