Parmi les films-épreuve soumis au cinéphile, Jeanne Dielman occupe une place de choix. Ce premier film de la belge Chantal Ackerman, alors à peine âgée de 25 ans en 1976, prend en effet le parti de suivre la vie quotidienne, sur trois journées, d’une femme d’intérieur, jeune veuve dévouée à son fils et aux tâches ménagères d’un appartement qu’on connaîtra bientôt dans ses moindres recoins. 3h21 d’austérité naturaliste, imposant la répétition, le temps réel et l’assignation mutique à un esclavage ordinaire.


La première justification coule de source : le réalisme poussé à l’extrême a évidemment vocation à une immersion cauchemardesque dans le lot commun d’une majorité silencieuse, expérience sociologique dévoilant les zones traditionnellement désertées par la fiction. Le déroulement d’une journée type, sa condamnation à la répétition, l’exploration de cette entreprise colossale qu’est la tenue d’un intérieur offrent une tribune inédite et inconfortable qui relèvent autant du féminisme que de l’ethnologie. L’appréhension du temps réel génère une étrange fascination qui finit par questionner les évidences : le spectateur se prend progressivement à considérer comme un cérémonial l’accomplissement de ces tâches, surtout lorsqu’elles sont restituées dans leur intégralité, et se prend à en admirer la maîtrise, voire à se demander d’où provient un tel savoir faire, avant de prendre conscience que c’est là l’élection du plus grand nombre. En dehors du territoire du documentaire, cette incongrue incursion du réel permet donc, d’une certaine manière, de déchirer le voile qui occulte le fascinant continent de ce que Perec nommait l’infra-ordinaire, et de prendre conscience du conditionnement consenti de chacun d’entre nous, petits soldats soumis aux actions qui assurent la survie. Dans l’admiration et la frayeur.


Mais cette première approche pourrait tout aussi bien relever d’une performance diffusée en boucle dans l’alcôve d’un musée d’art contemporain. Il s’avère pourtant que le film de Chantal Ackerman est construit sur une continuité, offre un début, une durée et une fin.
Le dispositif esthétique lui-même, savamment établi, outrepasse déjà la simple étude sociologique. Le film est intégralement composé de plans fixes, de musique in, prenant pour pivot unique cette femme avec laquelle il nous est pourtant interdit d’entrer en réelle communication. Delphine Seyrig, icône du cinéma, devient soudain fascinante d’opacité, par la conviction totale avec laquelle elle accomplit ses tâches, mais aussi par la savante distance que la cinéaste parvient à préserver avec elle. Distance focale, tout d’abord, aucun gros plan ne permettant une empathie singulière ; distance d’écriture, ensuite, le cadre se lovant dans une picturalité à la fois parfaite pour restituer l’action, tout en faisant de la protagoniste le pivot idéal de tout ce qui se meut, l’outil central, en somme, de cette petite et efficace machine à répétition. Les variations dans le point de vue (sur la cuisine, principalement) prennent alors la dimension de péripéties, et semblent indiquer un renouvellement qui patine avant de réellement advenir.


(spoils à prévoir)


Car quelque chose, bien évidemment, va se gripper dans l’engrenage. Sur la durée, dans les interstices, quelques grains de sable se logent, étonnent, s’oublient, reparaissent. Des conversations, rares mais percutantes, et pourtant délivrées avec la même neutralité que lorqu’on épluche des pommes de terre, sur l’amour, le sexe dénué de sentiments, la vision de la pénétration par le fils assimilée dans les cauchemars de son enfance à celle d’une épée dans la chair, prophétie singulière d’un dénouement inattendu. La durée de certains plans, qui insistent toujours pour montrer la pièce plongée dans l’obscurité après que, obstinément, la maîtresse des lieux ait coupé l’interrupteur, et la pudeur étonnante avec laquelle la caméra reste au bout du couloir lorsque cette même femme se livre à une occupation parmi d’autres, à savoir la prostitution. Le mécanisme nivelle évidemment cette singulière activité pour mieux faire réagir le spectateur, mais la durée en force presque l’acceptation fataliste : une tâche parmi d’autre, de quoi alimenter la soupière dans laquelle on pioche pour le fiston qui quémande d’avantage le lendemain.


Ackerman ne déroge jamais à la règle fixée, celle d’un cadre immuable. Ainsi des dérèglements, qui ne se font pas dans l’explosion de la structure, mais davantage par l’amplification de son potentiel aliénant. Ainsi d’un café au lait qui sera refait à maintes reprises, de pomme de terres trop cuites, d’un temps d’attente trop long, sans rien faire, une fois l’emploi du temps rempli, et dans lequel le visage semble se crisper à l’idée d’affronter un moment qui ne serait pas occupé par une tâche à accomplir. Ce n’est pas innocent si la récitation du fils concerne L’ennemi de Baudelaire, un de ses nombreux poèmes consacrés à l’angoisse de la dévorante fuite du temps. Occuper l’intérieur, s’occuper sont devenus les rituels construisant un système à l’épreuve du vide. Et un récit dans lequel le spectateur lui-même aura fini par trouver ses repères, sa connivence, et qui finit par abdiquer dans son attente de l’élément perturbateur, la cédant à une inquiétude quant aux signes avant-coureurs de la catastrophe, à l’image de cette séquence durant laquelle le bébé gardé pleure plus que d’habitude : il ne faut désormais plus que le dérèglement advienne, car il prendra les proportions d’une apocalypse.


C’est donc, non sans une malice proprement féminine, par l’orgasme qu’elle adviendra. Un imprévu, une déflagration qui enraye soudain la machine et ouvre une brèche sur un être qui redevient trop soudainement douée d’un libre arbitre. L’homme face à elle n’est plus un objet logé dans un autre. Et c’est par un objet devenu létal qu’elle le lui prouvera. Comme dans une tragédie grecque qui mène inéluctablement à son dénouement cathartique, le cadre nous avait averti, la caméra s’invitant pour la première fois dans la chambre au moment de la visite d’un client, et offrant la transfiguration par le plaisir. Puisque le système a vacillé, autant célébrer pleinement son fracas. Et si le gigantesque plan séquence qui clôt le récit semble procéder, sur le plan formel, des mêmes principes qu’auparavant, il impose une durée dans laquelle s’engouffre tous les effrois de la liberté retrouvée.

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le 19 mai 2020

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Sergent_Pepper

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