Intolérance ne peut pas effacer les stigmates de Naissance d’une nation, mais il permet une ébauche d’apaisement, une certaine forme de réconciliation.
Alors qu’il avait tout misé sur l’Histoire –clivée – de son pays, Griffith ambitionne désormais celle de l’humanité toute entière.


Fresque démesurée, Intolérance se construit en quatre récits alternés sur des époques différentes (le temps présent, la vie du Christ, l’effondrement de Babylone et la St Bartélémy), et visant à la même démonstration : l’éternel combat de l’amour contre les forces les plus noires de l’humanité.


Formellement, le film pousse plus loin encore ce qui avait été expérimenté pour Naissance d’une Nation. Le montage est bien entendu la clé de voute de l’édifice : les passerelles sont multiples, d’abord thématiques, et d’un pessimisme assez généralisé quant à la marche d’un monde qui ne semble tirer aucune leçon de l’histoire, répétant les mêmes exactions.


En transition des différentes sections, une femme poussant tendrement un berceau, métaphore iconique d’une humanité fragile. L’intérêt de la construction réside aussi dans sa progression, les différentes périodes de l’histoire n’étant pas totalement équilibrées dans leur traitement (Babylone et le temps présent, soit les deux extrêmes en termes de chronologie, sont bien plus représentés) : à mesure que le récit avance, le temps accordé à chaque segment diminue, dans un rythme de plus en plus tendu et convergeant. Admirable confiance accordée au spectateur : Griffith table en effet sur sa capacité à se familiariser à ce nouveau langage qu’est le montage, et navigue avec de plus en plus de fluidité entre les différentes périodes, ménageant de superbes transitions, comme cette cavalcade babylonienne à laquelle succède, dans un même mouvement, la course folle d’une locomotive.


Intolérance est aussi un jalon dans l’histoire par la folie des grandeurs qui le caractérise. Alors que le drame romantique, jusqu’à la fin du XIXème siècle, a atteint les limites de la représentation théâtrale (des pièces impossibles à mettre en scène, comme Cromwell, ou très ambitieuses, comme Cyrano de Bergerac), l’opéra comme art total est devenu le lieu de la mégalomanie, avant que le cinéma – pourtant ici muet – ne prenne le relais. Griffith est l’un des pionniers sur ce registre, et sa reconstitution de Babylone, ses décors démesurés et ses milliers de figurants érigent un monument certes de toc, mais qui n’en reste pas moins mémorable.


Sa gestion des foules, l’ouverture des lourdes portes, les destructions par assauts contre les murailles ou l’irruption des envahisseurs à cheval sont autant de morceaux de bravoure admirablement dirigés et découpés. D’autant que ces scènes de violence signent la fin d’une civilisation dont il avait au préalable admirablement dessiné les contours, lors de festins, de danses et de portraits féminins à la lascivité exotique tout à fait savoureuse.


Un des grands paradoxes, une des grandes failles du XXème siècle se joue ici, alors que la première guerre mondiale a commencé : l’œuvre somme, construite avec ambition et un enthousiasme démesuré, traite surtout de la destruction, du chaos et de la fin de plusieurs mondes. Le pessimisme généralisé (la quasi-totalité des individus qui donnent une échelle intime aux périodes qu’ils représentent finissent par mourir, sacrifiés par l’Histoire) ménage cependant une lueur d’espoir dans la résolution du récit contemporain.


L’historien Griffith ne tourne donc les pages sanglantes du passé que pour y opposer la seule salvation possible, celle de l’amour des êtres. Alors que les canons tonnent sur l’Europe entière, il redonne à l’art sa mission première, susceptible de corriger certaines des erreurs de Naissance d’une nation : opposer à la laideur du réel l’élan possible de l’utopie.

Sergent_Pepper
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le 10 oct. 2017

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