L’une des plus fameuses comédies de l’âge d’or hollywoodien abriterait-elle l’expression d’une revanche artistique ? Aurait-elle été conçue en réaction à une profonde déconvenue ? Serait-elle l’enfant caché d’un véritable mythe de l’usine à rêves, comme Dionysos est né de la cuisse de Jupiter ? Petit rappel des faits. Entre 1936 et 1939, George Cukor participe à l’élaboration d’Autant en emporte le vent. L’expérience vire au désastre professionnel et à l’humiliation personnelle. Il tourne quelques scènes, notamment l’explosion du dépôt de munitions à Atlanta et le bal de charité, mais la divergence entre son point de vue et la ligne dirigiste de Selznick le contraint vite à la démission. L’année suivante, il adapte un hit de Broadway dont le titre, The Philadelphia Story, fait fonction de manifeste en faveur d’une déclaration d’indépendance créative : l’histoire ne se déroule pas dans la Géorgie esclavagiste mais dans la Pennsylvanie progressiste. Toutefois, hasard ou pas, le cinéaste retrouve dans cette pièce de théâtre certains éléments qui sont au cœur du projet dont il a été évincé : la haute société, une femme qui se remarie et trois hommes autour d’elle (un plébéien enrichi, un viveur, un intellectuel). La structure des deux récits frappe par leur similitude. L’ambiance du Sud, le registre brutal de Rhett et celui chevaleresque d’Ashley sont remplacés par le marivaudage léger et brillant du nord-est anglophile ; le Technicolor embrasé à dominante rouge par un noir et blanc de satin et une lumière de diamant. Quant à la célèbre dernière séquence qui voit Scarlett tenter de retenir un Butler indifférent à sa détresse ("Frankly my dear, I don’t give a damn"), elle est répliquée au tout début d’Indiscrétions. Muette et drôle, cette déclinaison officieuse venge l’auteur de trois ans de travail perdus et installe une problématique que le woman director ne cessera de creuser par la suite : que se passe-t-il quand la femme endosse le rôle de l’homme de la famille ? On pourrait aller directement à Hantise, où le fait d’être propriétaire d’un appartement expose Ingrid Bergman à un danger mortel. On pourrait aussi courir vers la fin de la décennie, jusqu’à Madame porte la culotte, qui arpente le cadre domestique du couple moderne. Mais tout est déjà posé dans ce film-ci, qui prouve que le travail de Cukor a l’élégance de la discrétion : Le Roman de Marguerite Gautier, Vacances ou Femmes ont fait de lui un cinéaste secret, à l’art impalpable et diaphane, mais implacable.


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L’aristocrate Tracy Lord quitte donc dès le préambule le play-boy C.K. Dexter Heaven. Elle ne trouve cependant rien de mieux que de convoler en secondes noces avec un parvenu, George Kittredge. Que le réalisateur ne soit pas de cet avis, le dialogue l’annonce bientôt par l’entremise de Dinah, la sœur cadette de la future épouse, petite garce à la langue de vipère : "Oh I wish something would happen…" C’est que le danger est grand. Tracy est en train de se donner à un homme nul à l’avenir très solide, un self-made-man futur chairman qui veut faire d’elle un personnage public et distant à la fois. Avec vingt ans d’avance, Cukor voit arriver le monde des Kennedy, l’alchimie entre jet-set et nouvelle bourgeoisie incarnée par les reines des magazines à la Jacqueline K. Si la femme cukorienne s’affiche, elle n’est surtout pas installée dans une tour d’ivoire, à l’abri de la réalité sensible et objet du plus bas affichage médiatique. Or Mr Kidd, directeur de la feuille à scandales Spy, envoie le chroniqueur (d’abord écrivain sans le sou) Macaulay Connor et la photographe Lizzie Umbrie dans la luxueuse demeure pour y effectuer un reportage sur ces épousailles en coups de vent aboutissant systématiquement à des divorces. Dexter s’associe aux journalistes mondains, et le trio met au point l’opération. À partir du moment où Tracy accepte — sous la menace — la présence de ces indiscrets, les Lord se livrent à un véritable ballet destiné à prouver leur ravissement devant la charmante visite. Chacun se met en scène, joue son rôle et participe d’une entreprise destinée à offrir le spectacle d’une famille exemplaire. Mrs Lord s’entretient courtoisement avec Dexter ; Dinah fait une entrée sur les pointes, exécute quelques pas de danse et se met au piano ; Tracy invite Mike et Lizzy au mariage et, feignant un intérêt pour le premier, l’interroge au lieu de répondre à ses questions ; l’oncle Willie, indécrottable coureur de jupons, devient pour la circonstance le géniteur de la fiancée. L’arrivée du vrai père ternit la victoire des Lord et la scène se termine en match nul après une éloquente démonstration des adversaires.


C’est là qu’apparaît le talent particulier de Cukor : pour s’exhiber ainsi, nos aimables milliardaires doivent organiser leurs mensonges en fonction des spectateurs. Dès qu’ils sont seuls ou en compagnie d’une unique personne, ils abandonnent insensiblement leur théâtralité et dévoilent leur intimité. Le scénario agence toute une série de brèves rencontres en tandem, l’arrivée d’un troisième personnage chassant presque toujours l’un des deux présents et créant un autre tête-à-tête, ce qui vaut une remarquable construction par alternance d’affrontements et de révélations. La facilité du découpage classique y est négligée au profit d’une authentique stratégie de mise en scène basée sur les rapports de force. Au fil de ces échanges, Tracy apparaît successivement comme l’incarnation de la séduction féminine (version Mike), une diva à l’intolérance méprisable (version Dexter), altière comme une déesse (version George), une vieille fille aigrie (version Seth) et enfin un brasier, l’image de la chaleur et de la joie (nouvelle version Mike, après pas mal de coupes de champagne). Les mille chantages qui hantent Tracy sont autant de coups portées à l’édifice esthétique cukorien. Si Kittredge s’affiche comme un homme proche de la vie et des choses, son ménage avec l’héroïne ne promet qu’un tableau sans attrait ni sensualité. Tracy peut bien salir les vêtements de son futur mari, l’odeur de chaussures cirées ne partira pas. Mais la beauté perdue — le "yar" dans l’argot du yachtman Dexter — peut être retrouvée. Cukor envoie deux anges au secours de sa muse, Cary Grant et James Stewart : le charme et la grâce. Elle a le droit d’épouser l’un autant que l’autre, et d’une certaine manière (voir la photo prise par Mr Kidd lors de la cérémonie) c’est ce qu’elle fait. Avec de tels acteurs devant la caméra, les vieux mots que sont finesse, magie, fraîcheur, fantaisie ou sensibilité prennent un sens tout neuf. Il faut bien les ressortir, et on s’aperçoit alors qu’ils n’épuisent pas le sujet.


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Indiscrétions est le type même de ces vaudevilles sophistiqués où brille cette comédienne sophistiquée par excellence qu’est Katharine Hepburn dans un décor tout aussi sophistiqué : pièces surchargées de vitrines, de chandeliers et de menus objets contournés, piscine reliées par téléphone aux quatre coins de la maison, écuries de pur-sang, parterres mi-à la française mi-à l’anglaise, vastes salons ouvrant sur une immense terrasse et que parcourent des domestiques stylés. Le film marque également pour Cukor la fin d’un cycle. Le ton libertaire de Sylvia Scarlett, les allusions politiques de Vacances ont disparu. L’antagonisme de classe est devenu jeu de société. Simple au départ, il se complexifie : c’est dans l’ivresse d’un bain de minuit matérialisant leur transitoire "déshabillage" social que Tracy et Mike se libèrent de leurs contraintes, elle de son piédestal de vestale frigide, lui de ses a priori. Mais au petit matin tout rentre dans l’ordre : la jeune femme, que l’aventure a aidé à reprendre contact avec le commun des mortels, renonce à son fiancé roturier et le journaliste, qui a appris à moduler ses préjugés, retourne à sa compréhensive collègue. Ce happy-end n’est pourtant qu’illusoire et vient en définitive compléter l’ironie sarcastique du tableau de mœurs. S’il faut à Tracy du champagne pour se comporter de façon normale, c’est vers Mike qu’elle se tourne, sans chercher à connaître la réaction de Dexter, donc sans vouloir éveiller sa jalousie. Le remariage avec celui-ci ne signifie rien d’autre — cela répond à plusieurs allusions et discussions ouvertes — que leur sujétion à une gent à laquelle n’appartiennent ni Connor ni le piètre George. Moins éloge des esprits indépendants que raillerie élégante des turpitudes de la caste dominante, Indiscrétions arbore un discours "récupérateur" pour mieux faire triompher le statu quo. Mais la volonté première de la satire, au lieu de tendre vers les facilités de la dérision ou de la cruauté, se métamorphose en révélateur de poésie, ainsi qu’en témoigne la scène d’ivresse où comme par enchantement la statue devient femme.


Peut-être à cause de la nostalgie que l’on en a, les fleurons du genre se tempèrent souvent d’un soupçon de mélancolie ; et sans doute l’ambivalence du phénomène comique, l’évidente gravité du rire n’y entrent-ils pas pour rien. C’est bien d’un monde perdu qu’elles sont les témoins irremplaçables, d’un paradis où les apparences se réconcilient toujours, où l’éclat final de la rose épanouie fait sans trop de peine oublier les petites égratignures de ses épines. Indiscrétions s’ouvre sur la note discordante d’une rupture, se poursuit en arabesques déroulées au rythme des intermittences du cœur et s’achève par une union qui boucle la boucle en ramenant à une situation préexistant à celle du film lui-même. Cukor rappelle simplement que le bonheur est plus souvent une courbe sinueuse, ou refermée en cercle sur elle-même, qu’une ligne droite, et permet ainsi à une anecdote conventionnelle de vivre d’une seconde vie, plus ambiguë : ce qui a déjà été ne peut-il être à nouveau ? Un bonheur qu’il ne faut toutefois pas confondre avec un quelconque hédonisme mais qui est accord, harmonie profonde entre les semblants et l’intériorité, équilibre triomphant de menaces toujours présentes, alors même qu’on les croit estompées. Car il suffit d’un rien pour le drame s’évapore en comédie, pour que la comédie se détériore en drame. Fragilité, malléabilité de l’instant vécu qui font du monde du spectacle, pour le réalisateur d’Une Étoile est née, un milieu privilégié : c’est là que l’on vit le plus intensément, parce que l’on y passe le plus facilement d’un état à l’autre. Les êtres semblent n’y exister que tant qu’ils peuvent se donner en représentation. Et le cinéma reprend ses droits sur le théâtre quand l’artifice du paraître cède peu à peu la place à la vérité. Toute la dynamique d’Indiscrétions naît des transitions permanentes entre ces modes d’existence. Il s’y manifeste une insolence ahurie qui jamais ne s’attarde ni ne force le trait, une aisance princière dans le jonglage des tonalités, un esprit mousseux qui habille de futilité les questions cruciales. Ce doit être cela, une grande comédie américaine.


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le 15 nov. 2020

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Thaddeus

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