Que nous connaissions ou non la pièce de Wajdi Mouawad, on ne peut que se questionner sur nos attentes envers un tel film : veut-on retrouver la puissance évocatrice d'un genre dont les constituants n'ont rien de cinématographique (écriture, expression théâtrale), ou alors désire-t-on goûter à l’ambiguïté d'un drame dont le contexte géopolitique nous est régulièrement exposé sans ménagement sur nos petits écrans, entre la météo et la page des sports ? Autant dire que, quel que soit le style adopté par Villeneuve, son projet d'adaptation relève de la gageure. Pourtant, il faut reconnaître que notre homme s'en sort plus qu'honorablement, en prenant la pleine mesure du texte initiale sans en être prisonnier et sans verser dans le théâtre filmé. Sa collaboration avec Mouawad se ressent à l'écran, restituant avec autant de retenue que de panache un drame aux troublantes résonances universelles.
Dès les premières secondes, l'imagerie mise en place perturbe notre imaginaire et affûte une ambiance pesante et mortifère. C'est la mort d'ailleurs, comme un symbole, qui ouvre le récit et installe immédiatement des enjeux lourds de sens : par l'intermédiaire de lettres posthumes, résonne la voix de la défunte Nawal Marwan qui invite ses enfants, des "faux" jumeaux, à la catharsis. Ils doivent retrouver un père, jusqu'alors inconnu, et un frère dont ils ne soupçonnaient pas l'existence afin qu'elle puisse bénéficier d'une sépulture décente, symbole d'une paix enfin retrouvée.
En faisant mine d'évoluer dans le registre de la chronique familiale, Incendies installe habilement un drame profondément ancré dans une certaine réalité, celle du Moyen-Orient et plus précisément du Liban, le pays d'origine de la mère dont l'identité est totalement explicite. C'est peut-être là où réside la principale réussite de Villeneuve : avoir su fomenter une intrigue où l'histoire familiale douloureuse fait irrémédiablement écho à celle de tout un pays, sans tomber dans le pathos ou le racolage facile, est un tour de force qui mérite notre estime. En parvenant à tisser d'infimes liens entre drame intime et collectif, il donne une subtile résonance aux propos de Mouawad, évoquant l'état d'un pays ravagé par de nombreuses années de guerre civile. Ainsi, à travers l'histoire de Nawal Marwan c'est celle de tout un peuple qui résonne ; celle de ces anonymes qui ont grandi sur une terre riche de sa diversité culturelle et religieuse, et dont beaucoup ont été contraint à l'exil, avec comme seul bagage l'aspiration à une nouvelle vie loin de la guerre. Mais l'intégration à un nouveau pays, l'espoir d'un futur décidé, ne sera pas possible tant qu'existent les tourments hérités du passé. C'est à cette mission, ingrate et délicate, que sont conviés les jumeaux : éteindre les braises à tout prix afin de ne plus voir se consumer les maigres chances d'atteindre le bonheur.
Même si on le comprend assez tardivement, le message délivré se veut universel. Il s'agit moins d'évoquer une situation propre au Moyen-Orient, et de politiser son discours, que de te témoigner du drame de l'Homme qui subit la guerre. Pour y parvenir, le récit s'inscrit dans le registre de la tragédie antique, évoquant des familles déchirées par les conflits, des amours malmenés par les événements, les destins d'êtres brisés pour lesquels on ne sait plus s'ils sont victimes ou bourreaux... le drame gagne en intensité, et parfois un peu trop lorsque la grandiloquence abonde à l'écran. La mise en scène se fait parfois maladroitement insistante (ralentis, musique, gros plans), donnant lieu à des passages aussi inutiles que démonstratifs. Comme cette fin qui explicite lourdement ce qu'une simple formule mathématique avait parfaitement démontré.
Mais qu'importent au fond ces quelques défaillances lorsque les émotions sont au rendez-vous, lorsque la portée d'une œuvre parvient à ce point à vous bouleverser. Incendies tire sa force d'une étrange alchimie, mélangeant les attraits de la fiction à la brutalité de la réalité, additionnant la tragédie intime au drame collectif afin d'obtenir une vérité, univoque et intangible, celle de la primauté de l'homme sur la guerre ou du cœur sur la haine. Les mathématiques funestes, qui voudraient perpétuellement additionner les velléités, peuvent être mises à défaut semble nous dire Villeneuve : des familles brisées peuvent se reformer, des peuples aujourd'hui ennemis peuvent se réconcilier.
Un message subtilement porté par le jeu sur les symétries, par l'union des différences. Il est ainsi plutôt malin d'avoir pris des jumeaux dizygotes comme principaux protagonistes (si le symbolisme passe très bien, on peut regretter que le rôle du frère soit occulté par celui de la sœur). La narration, elle-même, renforce ce sentiment en faisant s'entrecroiser les destins, celui de cette mère qui fuit une terre tandis que ces enfants s'y rendent, afin de renouer avec leur racine. Le montage, qui fait joliment l'union entre le parcours de Nawal et de sa fille, confère au récit son caractère, troublant et fascinant, en faisant coexister les rythmes nerveux et lancinants. La mise en scène finit par parachever notre ressenti entre jouant adroitement sur les oppositions visuelles, passant par exemple du feu destructeur à l'eau régénératrice dans un même mouvement.
Sans en trahir la teneur, Denis Villeneuve a su se réapproprier l'œuvre de Mouawad, avec force, retenu et sensibilité, nous passionnant pour une tragédie fictive tout en nous sensibilisant pour une réalité forcément cruelle. Incendies est une œuvre digne avant tout, à l'image de son interprète principale, Lubna Azabal dont la prestation suffit à balayer toutes nos appréhensions.