Le chien de garde qui rêvait d'être un homme

L'année 69 est une année bénie des dieux pour Hideo Gosha, puisqu'en l'espace de quelques mois le cinéaste va signer un remarquable et fascinant diptyque composé de "Goyokin" et "Hitokiri". Deux films singuliers, antithétiques et complémentaires, porteurs du regard critique de Gosha sur le fonctionnement et l'évolution de la société Nippone. Là, où "Goyokin" s'appuie sur des personnages héroïques, "Hitokiri" se fait beaucoup plus dur à l'égard du samouraï en exaltant son côté barbare et sanguinaire. Là, où "Goyokin" développait son histoire dans la beauté froide d'un paysage enneigé, "Hitokiri" nous impose d'entrée un monde sale, boueux, pluvieux ; un univers de bruit et de fureur qui est à l'image d'une société qui perd peu à peu ses valeurs. Plus qu'un simple chanbara critique envers l'ordre du samouraï, "Hitokiri" est la peinture peu reluisante d'une société qui est consumée à petit feu par les complots et les manipulations politiques.


Dès les premières minutes du film, on sent la volonté de Gosha de rompre avec le chanbara classique. Le choix du personnage central, le héros si on peut le nommer ainsi, est bien évidemment porteur de sens. Ici, le samouraï n'a rien du valeureux guerrier qui exprime sa force et son courage au combat, en portant fièrement les valeurs du bushido. Contrairement à cette image chevaleresque, Izo Okada nous apparaît comme le barbare, la brute sanguinaire, dans toute sa splendeur. Notre homme n'a pas été initié au bushido, mais reproduit simplement les actes de cruauté perpétrés par son maître, imitant ses gestes et ses paroles, obéissant sans réfléchir à ses ordres. Izo ressemble bien plus à un stupide chien de garde qu'a un valeureux guerrier. Cette représentation dégradante passe admirablement bien à l'écran grâce à la prestation du grand Shintarô Katsu, qui se sert à merveille de sa silhouette rondouillarde pour incarner avec force cette image peu élogieuse du samouraï.


Mais outre le personnage central, c'est un pays tout entier qui semble au bord du chaos ; comme si tout ce qui faisait la bonté de l'homme avait déserté les lieux depuis longtemps, laissant le champ libre à la barbarie et à l'infamie. La mise en scène de Gosha va ainsi s'employer à exalter ce sentiment de monde en perdition ! Il y a cet esthétisme qui nous fait entrapercevoir un pays plongé dans les ténèbres, envahi par la pluie et par les vents. Ce sentiment de saleté, de pourriture diffuse, va se retrouver également dans la représentation des scènes de combat. Avec Gosha l'art guerrier n'est pas valorisé, bien au contraire. Sa caméra nous montre les corps entaillés, les chairs déchiquetées et le sang qui gicle, souillant aussi bien le sol nippon que ses "valeureux" défenseurs. Gosha nous montre l'acte guerrier sans aucune complaisance, ne cachant ni les brutalités ni les cris des victimes. Le sabre devient alors l'outil de mort des barbares ou des sauvages. Tuer, oui mais pour quelles raisons ? Eh bien, pour favoriser l'accession au pouvoir de nantis et de politiciens opportunistes, nous souffle le cinéaste !


Avec "Hitokiri", on a bien la représentation morbide d'un système politique où une classe de privilégié se sert des classes populaires pour asseoir son autorité. Ainsi, Izo est un simple paysan à qui l'on fait miroiter honneur et prestige en le faisant devenir samouraï. Notre homme pense qu'en tuant, pour la bonne cause, il devient un homme important, socialement parlant ! Il va mettre longtemps avant de comprendre qu'il n'est qu'un pantin entre les mains de son maître. La scène où Nakadai peint tranquillement des estampes, tout en envoyant Izo faire sa besogne sanguinaire, symbolise admirablement bien la vision du cinéaste : la classe dirigeante manipule le peuple qui, lui seul, va aller se salir les mains.


Sans doute moins brillant et efficace que le "Seppuku" de Kobayashi, Hitokiri reste une brillante représentation de cette quête du pouvoir qui corrompt l'homme et le pousse aux pires exactions. Et si l'atmosphère désenchantée du film interdisait à Gosha tout happy end, celui-ci nous réserve néanmoins quelques notes d'espoir à travers la reconversion d'Izo : ce dernier, destitué de tous ses attributs, quitte sa fonction de gentil "toutou" pour devenir enfin un homme, laissant parler ses sentiments et agissant en tant que tel en se faisant un hara-kiri symbolique, tel un vrai samouraï.

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le 1 août 2023

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Procol Harum

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