On se souvient, dans Caché, du terrible dispositif filmique qui enfermait l’intrigue à travers le plan fixe sur une façade. Rappel de la fameuse cassette vidéo envoyée aux époux dans Lost Highway, ce regard mystérieux disait autant la surveillance que l’intrusion, et distillait une angoissante réflexion sur la place du cinéaste par rapport à son œuvre et les personnages qui s’y débattent.


Happy End fonctionne entièrement sur ce principe. De très longs plans séquence, dénués de mouvement, observent le plus souvent d’assez loin une scène dans laquelle on fera l’état des lieux d’un effondrement, plus ou moins explicite : un glissement de terrain sur un chantier, un homme qui se fait tabasser sans qu’on sache pourquoi, faute d’avoir pu entendre la conversation qui précédait, un karaoké malaisant, une femme dans son rituel du soir avant de se coucher.


La première séquence, filmée à travers un téléphone portable et accompagnée de messages textuels explicite un regard froid, voire haineux, qu’on attribuera par la suite à une jeune enfant, qui semble à plusieurs reprises le double faussement naïf du cinéaste misanthrope. Habile moyen pour lui d’universaliser et d’actualiser son propos, qui menace en effet d’une certaine redondance.
Prendre pour cible une famille de la haute bourgeoisie calaisienne et en sonder les recoins les plus honteux est en effet aussi facile que déjà vu, surtout lorsque c’est pour aboutir à un tel catalogue de déviances : infidélité, racisme, SM, dépressions suicidaires, addiction, comportement bipolaire, rien ne manque dans ce portrait d’une élite fin de race, reflet d’une société décadente, mais la tête haute et avec beaucoup d’argent.


C’est bien entendu du côté des comédiens et de la mise en scène qu’on ira chercher du sens à tout ce jeu de massacre. Comme toujours chez Haneke, les acteurs sont dirigés à la perfection, et même si Isabelle fait du Huppert, Kassovitz est touchant dans sa fragilité égoïste, Frank Rogowski incarne avec intensité la torture d’être au monde, et Fantine Harduin, âgée de 11 ans, est tout à fait étonnante et pertinente.


Enfin, ce n’est rien de dire que le retour de Jean-Louis Trintignant est un événement. Son personnage, qui n’est autre que celui d’Amour, est le deuxième pôle, à l’autre spectre de l’âge de la jeune enfant, qui regarde cette famille exister. La scène où il s’entretient avec elle est un monument d’intensité qui à elle seule donne au film sa légitimité.


Cette épure en contrepoint des ignominies décrite donne du sens à l’œuvre. On ne retrouvera pas de scènes chocs comme Haneke a su en servir dans certains de ses films, mais un regard froid qui lui est coutumier et semble ici se radicaliser. Montage abrupt, transitions par ellipses, le récit joue avec une distance permanente sur ces êtres avec lesquels le spectateur se sent cependant aussi enfermé, au fil de ces durées de plans étirées jusqu’au malaise.


Si l’on ne peut que saluer la maîtrise de l’ensemble en termes de mise en scène, la mûre réflexion qui motive le cadrage, le montage et la tonalité, reste à savoir que penser de toute cette entreprise.


Sur la forme, Haneke livre un condensé, voire un traité de son esthétique, et le fait avec talent. Sur le fond, sa jubilation à voir se débattre ses personnages dans les miasmes de leurs manquements pose davantage question. La facilité de certaines scènes (comme cette irruption des migrants au banquet des nantis) prête presque à sourire, et l’on finit par se dire que le vieux moraliste a bien fait de prendre pour porte-parole une jeune enfant : elle est un parfait alibi pour son immature misanthropie.


(6.5/10)

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le 4 oct. 2017

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