Grass, du fait de la brièveté de son format, de l’épure extrême de sa mise en scène, nous rappelle combien le cinéma de Hong Sang-soo se veut minimaliste. C’est comme si, pour poursuivre son exploration de la comédie humaine, il voulait se débarrasser des artifices du cinéma pour parvenir à l’essentiel tout entier contenu dans les dialogues et le jeu des acteurs.


Si l’histoire s’articule autour du personnage interprété par Kim Minhee, cette dernière semble plus spectatrice qu’actrice : elle épie ces couples qui l’entourent, elle écoute attentivement ces discussions qui ont le deuil comme sujet récurrent. Deuil d’une petite amie qui s’est enlevé la vie, deuil d’un écrivain qui souhaite arrêter d’écrire, deuil d’une incapacité pour un autre auteur à sortir en dehors de soi... des deuils, en somme, qui pointent tous dans la direction du cinéaste, comme s’il s’était subdivisé en plusieurs personnages, ou plutôt comme si ces personnages incarnaient à la fois les différents « Je » qui l’habitent et qui souffrent, tout en les incarnant à différentes étapes de sa vie (notamment à travers un jeune couple parfaitement amoureux). Dans un huis clos qui n’a rien d’une prison, cette ribambelle se succède en une journée sous les yeux de l’actrice, attablée en silence, toujours présente dans l'hors-champ, à écrire sur son portable, à écouter attentivement et à compléter les pensées ouvertes des autres à travers un récit qu’elle rédige et dont la nature restera inconnue (« Ce n’est pas fait pour être lu »). A l’instar du spectateur plongé dans l’obscurité d’une salle de cinéma, elle regarde, elle écoute, cette vie qui s’évade de l’écran plat du quotidien.


Et c’est bien parce que la parole est précieuse que Hong Sang-soo filme les discussions jusqu’au dernier mot prononcé. Pas de champ contre-champ, pas de fuite possible, les échanges sont filmés dans leur intégralité, en préservant les hésitations, la gêne, la douleur, et même la joie. Hong Sang-soo choisit de poser ses cadres. Les êtres sont d’abord mis-à-distance par l’objectif. Ils nous font face, eux-mêmes l’un en face de l’autre, séparés par une table du café. Puis ils se rapprochent. Le cinéaste choisit de zoomer sur les visages, leurs expressions devenant le point central du cadre par l’intermédiaire du gros plan. La simplicité de cette mise en scène, alliée à la splendeur du noir et blanc et des symphonies wagnériennes, révèle une beauté des êtres. Ils existent bel et bien, il faut les donner à voir.


C’est bien cela la grande force de Grass, parvenir à faire émerger une empathie qu’on n’avait pas vu venir et qui va finir par envahir l’écran. Si la mise en scène d’Hong Sang-soo ne nous permet pas de savoir si toutes ces conversations sont réelles ou, au contraire, proviennent de l’imagination de l’écrivaine, l’émotion que nous percevons n’est jamais feinte. C'est-ce que nous révèle la fin du film, lorsque ceux qui étaient côte à côte finissent par se réunir autour d’une table, pour festoyer, pour briser la solitude, pour vivre tout simplement. Face au désarroi, les personnages de Grass auront retrouvé une forme d’ivresse à travers la fédération de leur humanité commune, la plus humble, celle qui fait sens à travers la multiplicité des différents personnages qui se sont écoutés, comme des brins de gazon qui ne sauraient proliférer ou survivre les uns sans les autres...

Créée

le 30 sept. 2022

Critique lue 33 fois

1 j'aime

Procol Harum

Écrit par

Critique lue 33 fois

1

D'autres avis sur Grass

Grass
Moizi
8

La voyeuse

Troisième film que je vois du prolifique réalisateur sud-coréen Hong Sang-soo et je me rends encore une fois compte que ne pas avoir prêté attention à lui pendant toutes ces années était une...

le 11 déc. 2019

15 j'aime

1

Grass
yhi
7

Critique de Grass par yhi

La production à la chaîne des films d'Hong Sang-soo ne semble pas entacher la qualité de chacun de ses opus. La simplicité apparente de la mise en scène permet encore une fois dans Grass de mettre à...

Par

le 27 déc. 2018

6 j'aime

Grass
JulietteBidon
8

gruss

en voyant le résumé du film et en voyant que ça se passait dans un café je me suis inquiétée, est-ce que ça voulait dire que les personnages n'allaient pas se saouler ? mais non, ouf, ils boivent du...

le 1 janv. 2019

4 j'aime

2

Du même critique

Napoléon
Procol-Harum
3

De la farce de l’Empereur à la bérézina du cinéaste

Napoléon sort, et les historiens pleurent sur leur sort : “il n'a jamais assisté à la décapitation de Marie-Antoinette, il n'a jamais tiré sur les pyramides d’Egypte, etc." Des erreurs regrettables,...

le 28 nov. 2023

83 j'aime

5

The Northman
Procol-Harum
4

Le grand Thor du cinéaste surdoué.

C’est d’être suffisamment présomptueux, évidemment, de croire que son formalisme suffit à conjuguer si facilement discours grand public et exigence artistique, cinéma d’auteur contemporain et grande...

le 13 mai 2022

78 j'aime

20

Men
Procol-Harum
4

It's Raining Men

Bien décidé à faire tomber le mâle de son piédestal, Men multiplie les chutes à hautes teneurs symboliques : chute d’un homme que l’on apprendra violent du haut de son balcon, chute des akènes d’un...

le 9 juin 2022

75 j'aime

12