"Le pouvoir n'est pas un moyen, il est une fin". Cette réflexion, portée en son temps par Orwell dans 1984, trouve son prolongement cinématographique chez Zhang Yimou qui filme un pouvoir d'autant plus pernicieux qu'il donne à ses assujettis l'illusion de le posséder.


Œuvre phare de son auteur, Épouses et concubines est la preuve que le cinéma peut être un vecteur émotionnel et intellectuel puissant lorsque la forme vient habilement sublimer le propos. Tandis que les génies bon marché de l'impertinence (Refn, Noé...) se perdent bien souvent dans l'esbroufe, Zhang Yimou élabore un esthétisme raffiné qui donne toute son intensité à sa démarche militante. C'est ainsi qu'il transforme une histoire digne de Barbe Bleue (quatre épouses prisonnières d'un mari tout-puissant) en brillant pamphlet politique et féministe.


En cette fin du XXe siècle, les systèmes de domination en Chine sont polymorphes et facilement identifiables, mais les dénoncer n'est jamais une chose aisée. Zhang Yimou s'intéresse ainsi aux années 1920 afin d'élaborer une subtile analogie entre la tyrannie des hommes d'antan et celle du pouvoir contemporain (le Maître, jamais identifiable, à l'instar du Big Brother d'Orwell, est perçu comme un pouvoir omniprésent et omniscient), entre le despotisme d'une société phallocratique et celui de traditions séculaires encore en vigueur aujourd'hui.


Afin de souligner au mieux le drame humain qui se joue, il se réapproprie les principes du théâtre : l'unité de lieu est respectée avec cet espace clos (la demeure du Maître) dont nous ne franchirons jamais les murs, l'intrigue se découpe en actes saisonniers, quant aux personnages, ils sont également théâtraux que ce soit dans leur représentation (archétype d'une classe d'âge, masques...) ou leurs déplacements (apparitions inopinées, déplacements fantomatiques...). Une facticité assumée qui permet à Zhang Yimou de mettre en relief le sort des femmes (pratiquement les seuls personnages vivants du film) dans un milieu dominé par les hommes, et surtout par les traditions. Ces dernières, omniprésentes, régissent entièrement la vie de ces dames, influençant leur quotidien, décidant du primordial comme de l'anodin. Mais surtout, au gré des faveurs accordées ou retirées, qui lient insidieusement l'existence sociale à la satisfaction charnelle, elles asservissent progressivement la raison.


C'est là où réside toute la subtilité du film : ces chaînes, que symbolisent les rituels, finissent par être acceptées car elles offrent à la femme un semblant d'existence. Lorsque s'érige la lanterne sur la façade de leur demeure, s'offre à elles, enfin, la possibilité d'être, au moins l'espace d'une nuit, une amante, une épouse, une femme jouissant d'un rôle social. C'est toute la perversité d'un système qui annihile la rébellion (ou la raison) en laissant goûter à ses assujettis la saveur du pouvoir. Lorsque la lanterne est ôtée, c'est la raison d'être qui s'efface : ces dames ne sont plus que des numéros, destinées à errer dans l'ombre, à sombrer dans l'oubli. Ou, pour le dire autrement, dans ce système qui dépouille l'individu de son être, où les femmes sont contraintes à se haïr plutôt qu'à s'unir contre le despote, rien ne peut vivre, ni l'espoir ou la raison, la mort ou la folie restant alors les seules échappatoires possibles.


Passé maître dans l'art de la suggestion, Zhang Yimou relate l'oppression en Chine et la cruauté des jeux du pouvoir en privilégiant la force de l'image à celui des mots. C'est ainsi qu'il nous interpelle sur le destin de ces femmes dont les portraits sensibles, teintés de désespoir et de sang, vont hanter durablement notre imaginaire. Gong Li, muse du cinéaste, devient ainsi le visage d'une condition féminine brisée et oppressée.


Ce n'est pas pour rien si c'est le film débute par la vision de son visage, filmé en gros plan. Tout est dit sur la condition de la femme dans ces premières minutes : prisonnière d'un cadre trop strict, oppressant, elle n'a pas d'autre alternative que la soumission. La larme, vainement refoulée, qui coule le long de sa joue annonce avec effroi les souffrances à venir. À l'instar de cette première scène, Épouses et concubines va évoluer dans un ascétisme formel quelque peu déstabilisant, créant une certaine distance avec les personnages sans remettre en cause notre empathie. Face à la détresse humaine, les paroles se tarissent et les images se gorgent de sens : que ce soient la réflexion, l'émotion ou l'indignation, tout sera véhiculé par les visages et les couleurs, les apparences et les illusions, l'esthétisme et la mise en scène.


Dès la seconde scène, le discours politique se fait éloquent : la vision de Songlian marchant seule vers son destin, après avoir refusée la voiture qui lui était offerte, crie sa détermination à vouloir rester elle-même malgré tout... Immédiatement, Zhang Yimou lui oppose l'image de la demeure du Maître, gigantesque et vidée de toute chaleur humaine, qui impose ostensiblement sa présence et son histoire. Les murs ou les portes sont ornés de motifs anciens qui rappellent l'omniprésence du monde traditionnel. Devant ces bâtisses immenses, face à cet impressionnant dédale de ruelles, la silhouette de Songlian paraît frêle et dérisoire, le combat qu'elle compte mener face à Goliath semble couru d'avance. Une impression d'autant plus tenace que la mise en scène va subtilement exalter l'ambiance carcérale : la lenteur du rythme va venir mettre en relief la pesanteur du milieu traditionnel ; la composition du cadre (avec cette silhouette isolée qui disparaît presque de notre champ de vision) ou les angles de vue choisis (ces vues plongeantes, en extérieur, qui nous privent de la vision du ciel) vont détruire progressivement toute notion d'espoir.


La grande force d'Épouses et concubines réside ainsi dans son pouvoir évocateur, dans sa capacité à faire parler les formes, les lieux ou les couleurs. Ainsi, on devine la fourberie d'un système, qui assujettit l'individu en douceur, à travers la mise en scène des rituels. Les lanternes et leurs couleurs rouges fascinent, faisant miroiter des espoirs qui sont appelés à être déçus. Quant au massage des pieds, prélude à l'acte sexuel, c'est son bruit régulier qui obsède, donnant à l'heureuse élue l'illusion du bonheur tout en rappelant aux autres leur frustration. De même, c'est la simple vision de cette flûte, héritée par Songlian de son père, confisquée par le maître avant d'être brûlée, qui témoigne de cette volonté de détruire tous les liens familiaux. C'est la simple image d'une poupée truffée d'épingles, portant le nom de Songlian, qui nous révèle la haine que se vouent les différentes épouses entre elles. C'est la vision, enfin, de cette domestique, seule dans la neige devant le spectacle de ses lanternes partant en fumées, qui traduit avec force la violence d'un système qui n'en finit plus de détruire et d'humilier.


Avec une tension qui évolue crescendo, Zhang Yimou donne toute son importance à son propos en nous proposant un dénouement dépourvu de toutes réjouissances : la mort s'impose ostensiblement (avec cette impressionnante séquence où des silhouettes sombres emportent un corps sur un fond blanc), quand elle ne fait pas place à la folie. Malgré tout, l'éloge à la femme est bien là, avec ces séquences illustrant son courage et sa soif de liberté, comme cette scène magnifique durant laquelle Songlian brave l'autorité, qui vient d'obscurcir sa demeure, en se parant d'étoffe rouge, hurlant ainsi sa dignité dans un dernier sursaut d'orgueil.


(8.5)

Créée

le 2 sept. 2022

Critique lue 86 fois

9 j'aime

2 commentaires

Procol Harum

Écrit par

Critique lue 86 fois

9
2

D'autres avis sur Épouses et Concubines

Épouses et Concubines
eloch
10

La loi du désir

Il y a tout dans le premier plan serré sur le visage de Songlian (superbe Gong Li): les larmes et la détermination. Mais surtout: la fragilité et la force. Tout ce qui va ensuite faire d'elle la...

le 28 oct. 2013

22 j'aime

5

Épouses et Concubines
-Ether
9

En rouge et noir

Epouses et concubines est un film à la symbolique forte, bi-chromé et s'appréhende comme une pièce de théâtre au dénouement que l'on présuppose hautement dramatique par avance. Le film raconte...

le 10 avr. 2015

15 j'aime

1

Épouses et Concubines
Missdynamite
9

Couloirs et Couleurs

Epouses et Concubines (1991) est le film qui donna une envergure internationale au réalisateur Zhang Yimou - celui-là même qui a orchestré les cérémonies d'ouverture et de clôture des J.O. de Pékin...

le 18 juin 2010

15 j'aime

6

Du même critique

Napoléon
Procol-Harum
3

De la farce de l’Empereur à la bérézina du cinéaste

Napoléon sort, et les historiens pleurent sur leur sort : “il n'a jamais assisté à la décapitation de Marie-Antoinette, il n'a jamais tiré sur les pyramides d’Egypte, etc." Des erreurs regrettables,...

le 28 nov. 2023

83 j'aime

5

The Northman
Procol-Harum
4

Le grand Thor du cinéaste surdoué.

C’est d’être suffisamment présomptueux, évidemment, de croire que son formalisme suffit à conjuguer si facilement discours grand public et exigence artistique, cinéma d’auteur contemporain et grande...

le 13 mai 2022

78 j'aime

20

Men
Procol-Harum
4

It's Raining Men

Bien décidé à faire tomber le mâle de son piédestal, Men multiplie les chutes à hautes teneurs symboliques : chute d’un homme que l’on apprendra violent du haut de son balcon, chute des akènes d’un...

le 9 juin 2022

75 j'aime

12