Un jour, Pedro Costa a dit : "la politique c'est l'amour"
"si j'aime ce mur, alors je le filmerai bien, alors je le cadrerai bien"
Vanda, Ventura, Lento et les autres : Costa les connait depuis dix ans, et c'est autre chose que de la compassion, de l'empathie ou de la curiosité que sa caméra accroche : c'est de la connaissance. Est-ce que c'est un film de famille ? Oui, si on se souvient que les premières affaires de famille sont celles des dieux grecques, de Zeus et de tous ses enfants. En avant jeunesse ! est un film qui a l'ampleur d'une mythologie. Il y a la trahison divine - au début, la femme qui disparaît dans la nuit, a planté un coup de couteau dans la main de son mari. Elle a dit l'aberrance et la folie, couteau à la main, face caméra, une litanie de la femme monstrueuse parce que libre, sans aucun autre choix que d'être libre et dangereuse, parce qu'il faut bien tenir. Et cela, même Ventura ne l'a pas compris, comme Zeus n'a cherché à comprendre personne - rien qu'à construire son royaume, et c'est tout. Ces histoires dans les ténèbres de Fontainhas sont celles d'un nouvel Olympe. Et Costa filme ses amis comme des Dieux : c'est là la profonde beauté de ce film, Ventura est copain et Dieu, ami et mythe, père et fils de l'Histoire marginalisée, fracassée. Dans l'oeil d'un cinéaste, les protagonistes de cette histoire sont à la fois simples et héros, tout à la fois, si peu et si bouleversant, beaux à s'en taper le crâne contre la porte - pour voir si celles qui nous enferment dans le cinéma tiendront un peu, elles (n'est-ce pas cette question que le film pose, à ce moment du cinéma : est-ce que les portes de la salle peuvent-elles encore tenir ? ou tout simplement :
le cinéma peut-il encore donner à croire ?)
On a envie de se lever avec Ventura, rester bien droit et bien vertical (Costa, Guiraudie, et d'autres, sont des poètes fordiens de notre temps : ils ne racontent que ces histoires d'êtres qui ne savent pas se tenir autrement que debout, enracinés dans la terre, pour qui rester là n'est pas qu'attendre, mais bien hurler à la gueule du spectateur qu'ils sont là, même si personne ne veut les voir).


Dieux et amis, comme dans ce dernier plan, si sublime, où Ventura est seul dans la (nouvelle) chambre de Vanda, allongé, dans le contre-jour clinique qui baigne le lieu et où jamais derrière la fenêtre nous ne verrons le ciel ou d'autres immeubles - il n'y a rien en face de ce nouveau quartier, aucun vis à vis (et Costa de rappeler : "à Fontainhas, une rue était un couloir, un couloir, une rue"). Pas de vis-à-vis, pas d'histoires, pas de partage, pas de lettre à réciter encore et encore, pas d'hymne, pas d'en avant, pas de jeunesse. Si : au bord du cadre, il y a la fille de Vanda, qui doit attendre sa mère, partie faire la bonne de l'autre côté du mur. Entre les murs : c'est bien là que Costa filme (son image semble d'ailleurs bien relever de cette matière là : film solide, film ciment, bien droit, encore une fois. En avant jeunesse ! ressemble à un immeuble qui a vécu. Normal : avec ces gens, sur ces lieux, Costa a vécu).


Entre les murs qui ne poseront jamais aucun problème à Ventura, et il ira encore plus loin dans le fantastique avec Cavalo Dinheiro, où son protagoniste traversera littéralement les murs, comme les temps et les souvenirs - virage fantastique qui guette ici, mais n'advient jamais tout à fait, et qui place encore le geste de Costa à la lisière de tout, à une place qui est la bonne, celle de l'indéfinissable, celle de la justesse, toujours. Accouchant d'émotions aussi simple que le burlesque du cinéma de Tati : il y a le lieu et il y a des corps. Mais Ventura est un héros parce qu'il ne s’embarrasse presque pas de l'espace, il est ici et ailleurs, père de tous les siens.


Emotion de ce dernier plan parce qu'il rappelle à quel point les corps dans les cadres de Costa sont beaux comme des triomphes, à quel point il fait gagner tous ceux qu'il filme, à quel point on a jamais vu de telles contre-plongées au cinéma : les corps semblent décoller du sol alors qu'on entend chacun de leurs pas, la tête dans les étoiles, dans le rêve et l'espérance alors que le sol se dérobe sous leurs pieds, que les commodes se fracassent contre le sol. Toute cette dialectique contenue dans le dernier plan : il y a Ventura qui semble attendre, pauvre et misérable, alors que sa posture nous montre qu'il a gagné. On ne voit que son pied noir, ce pied qui a foulé la mer et la terre, qui a tout traversé pour les siens, qui a foncé dans les murs pour les traverser. Et à côté de lui cet enfant qui est plus qu'un symbole de la jeunesse - qui n'est que l'enfant d'un personnage extraordinaire, Vanda, qu'on a appris à connaître et à aimer, et qu'on attend de retrouver bientôt, si par bonheur Pedro Costa continue de filmer ses amis.


Et l'émotion ne s'arrête pas de monter, avec la télévision qui grouille, que Vanda ne s'arrête jamais de regarder parce que Franklin passe à la télévision et qu'il faut bien que sa fille le regarde. Et le générique qui fait éclater ces noms, Ventura, Vanda Duarte, comme éclataient le nom des stars hollywoodiennes qui nous apprenaient à vivre. Costa aurait pu être l'égal d'un Tourneur ou d'un Ford, mais le système est mort, il est né ailleurs, dans ce petit pays qui ne ressemble à rien mais qui a des comptes à régler avec son Histoire et l'histoire de ceux à qui il a réglé leurs comptes. On ne sent pourtant ni rancune ni mélancolie dans ce geste. Justement : on sent un geste, un acte, pensé et construit, si brûlant que la musique de son générique finit de faire enfler une émotion qui s'est posée en nous dès le premier plan. Ce pied tendu nous envoie au 7ème ciel et voilà, le cinéma. C'est tout. Les Dieux sont là, parmi nous. Païens et monstrueux, sales et puants, ils sont nous tous. Notre humanité. Notre musique (Godard n'est jamais loin, mais on peut se demander si même lui, un jour, est allé aussi loin).

B-Lyndon
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le 30 mai 2018

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