Si on ne peut que l'acclamer et s'en réjouir, force est de constater que l'audace artistique peut également être source d'incompréhension et de rejet. Une réalité rapidement comprise par James William Guercio, producteur de musique biberonné au cinéma fordien, dont l'unique incursion dans le monde du septième art lui valut d'être couvert d'opprobre. Trop insaisissable pour être cantonné à un unique genre, trop impertinent pour être adoubé par le modèle commercial, Electra Glide in Blue a été réduit à ce qu'il n'est pas et son propos caricaturé à l'extrême. Et pourtant si cette série B, élevée depuis au rang d'œuvre culte, peut être vue comme étant l'antithèse d'Easy Rider, son immense qualité sera justement de prendre suffisamment de recul et de hauteur afin de brosser un portrait sans concessions de l'Amérique, loin des considérations idéologiques des uns et de la logique marchande des autres... Electra Glide in Blue a beau être un film sur la désillusion des 70's, c'est une œuvre foncièrement anachronique et dont la puissance évocatrice n'a pas été entamée par le poids des années.


En quelques plans, pourtant, Guercio affirme son unicité et nous indique sans ambiguïté le sens de sa démarche. Dès le début le ton est donné avec cette vision idyllique de l'Arizona, que l'on croirait échappée d'un film de John Ford, avec un Monument Valley majestueux, un océan minéral fascinant et un ciel bleu éblouissant. Mais cette image d’Épinal de l'American Dream diffuse à peine ses effets suaves que la désillusion se fait déjà prégnante à l'écran : les cow-boys et les Indiens qui peuplaient notre imaginaire d'enfant ne sont plus, la place est faite désormais aux rejetons du monde moderne, les hippies et les flics en tenues dont les horribles destriers (van aux couleurs pétaradantes, electra glide rutilante) viennent souiller de leur présence la terre de tous les espoirs.


L'anachronisme est là, exhibé avec malice, et pointe du doigt la crise identitaire de tout un pays : quel est le visage de l'Amérique ? Est-ce celui des pionniers, vanté par le western classique, ou celui de la contre-culture symbolisé par le film d'Hopper ? Sans ménagement Guercio tranche dans le vif et nous révèle une bien triste réalité : à travers le regard de l'improbable John Wintergreen, flic aussi zélé que naïf, qui n'a que le rêve américain en tête et ne bande que pour la bannière étoilée, se dessine l'état d'un pays rongé par la médiocrité, la violence et la corruption. Les grands idéaux ont foutu le camp depuis longtemps et le constat est d'autant plus cruel qu'il a lieu à Monument Valley, symbole d'une grandeur désormais oubliée.


Avec le peu de moyen à sa disposition, Guercio sait que sa marche de manœuvre est limitée et déploie des trésors de finesse ou d'ingéniosité pour parvenir à ses fins. On appréciera alors la minutie de la réalisation et le travail d'écriture qui font de Electra Glide in Blue une remarquable étude de caractère. Dès les premières minutes, Guercio rend passionnant le portrait de John en cristallisant sur sa personne les problèmes identitaires de tout un pays. On le comprend immédiatement après une longue séquence introductive qui nous expose le supposé suicide d'un old man de manière morcelée. En découvrant John, on pense avoir trouvé notre héros, notre justicier du far west, celui qui va recoller les morceaux afin de redonner toute son intégrité à l'image d'une Amérique mythique. C'est évidemment tout le contraire qui va se produire ; et on ne s'en rendra compte que sur le long terme, lorsque les rêves de John vont progressivement se fissurer avant d'éclater brutalement lors d'un final terrible d'amertume.


C'est d'ailleurs l'une des limites du film, la démarche entreprise ne trouve sa pleine puissance que sur le long terme. Le rythme est lent, parfois éreintant, mais c'est seulement à cette condition que nous pourrons prendre la pleine mesure du désastre en cours.


Ainsi, dès le début Guercio joue sur nos attentes et se montre un habile caricaturiste. John, c'est le super flic, il fait preuve d'un zèle constant que ce soit pour affirmer son professionnalisme (distribution des contraventions de manière impartiale) ou sa virilité (performance physique et sexuelle). Ce personnage est si excessif qu'il en devient grotesque et on savourera à sa juste valeur ces séquences où son incroyable ardeur est tournée en dérision (maniaquerie pour appliquer la loi, flic bombant le torse alors qu'il fait une tête de moins que ses coéquipiers, cow-boy fanfaronnant tout en oubliant de porter le pantalon...). Seulement, si on rit de lui c'est toujours gentiment, car on devine poindre une humanité derrière ses airs grotesques : il privilégie la discussion et la pédagogie à la vérité de l'arme à feu, il cherche à comprendre les "Indiens" de l'histoire (les hippies) et c'est son ouverture d'esprit qui lui permet de résoudre l'affaire.


Si on rit de lui malgré son humanisme naïf, c'est aussi parce que le reste de la société ne prête guère à sourire : du côté des forces de l'ordre, on découvre des personnages frustes, racistes et violents, à l'image de Zipper son coéquipier. Même celui qui est censé incarner son idéal de droiture, le shérif comme dans tout bon western, ne s'avère être qu'un simple usurpateur, incapable de servir convenablement la loi ou de satisfaire sa promise. Mais la vision que l'on a de l'autre camp, les apôtres du flower power, n'est pas plus avantageuses puisqu'on retrouve chez eux aussi bien de la violence que de la drogue. Le trait est parfois épais mais on ne tombe jamais dans la vulgaire caricature, Guercio trouvant le ton juste afin de peindre avec minutie la déliquescence d'un monde dans lequel les idoles d'antan sont désormais vidées de toute substance. Si le portrait qui en résulte est saisissant, on pourra toutefois regretter les nombreuses digressions narratives (le concert, le blues de la barmaid...) qui empêchent le film d'avoir le souffle escompté.


Mais si Electra Glide in Blue ne peut prétendre au statut de chef œuvre, il n'en demeure pas moins remarquable. Remarquable comme la prestation sans failles de Robert Blake qui donne à son personnage toute sa complexité. Remarquable également comme cette mise en scène qui flirte élégamment avec les genres (policier, western, road movie) sans totalement les investir afin d'instiller le trouble dans nos esprits. Remarquable enfin comme ce travail esthétique qui renforce subtilement l'ambiance désillusionnée en alternant couleurs flamboyantes, dignes de La prisonnière du désert, avec l'imagerie poisseuse des 70's. L'anachronisme est là, au cœur du film et rend la quête de John d'autant plus illusoire. L'homme et les valeurs qu'il incarne ne sont plus de ce temps, comme nous l'indique ce final rappelant évidemment celui d'Hopper : la route, qui défile lentement, ne montre plus un horizon plein d'espoir mais seulement un passé chargé de regret, avec des rêves fondateurs qui disparaissent de notre vue dans une indifférence générale.

Procol-Harum
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le 14 mars 2022

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