La magie est magique car on sait pertinemment que le truc existe. Le subterfuge est là, invisible et tacite, mais cela ne nous empêche pas d’ouvrir les yeux afin de croire à la réalisation de l’impossible, à la victoire suprême du rêve sur un ordinaire désespérément décevant. Un pouvoir magique que ce “truc extraordinaire” qu’est le cinéma possède, traçant à coup d’artifices les pourtours d’un cheminement intimiste et sensible des plus salvateurs : les peurs peuvent être domptées, les craintes apaisées et les démons intérieurs chassés. Le réel, dès lors, n’est plus perçu comme un lieu maudit à tout jamais : Abracadabra, l’espoir renaît !

Une formule magique que Ryusuke Hamaguchi reprend à son compte afin d’initier le “réenchantement” aux maudits : en réaction au tsunami du 11 mars 2011, et au sentiment de culpabilité qui écrase les “survivants”, il réalise Senses et invite ses congénères à dépasser le concept du " honne " et du " tatemae " (les sentiments vrais que l’on garde pour soi s’opposant aux opinions dites en public). Le cinéma défait alors le masque social et se fait cathartique, facilitant l’épanchement, l’abandon, l’expansion, et finalement l’affirmation de l’être. Une scène résume cela à merveille, celle où les mots d’une jeune écrivaine parviennent à distiller l’émotion tout en ébranlant le cadre conventionnel. Une démarche que le cinéaste affine un peu plus avec Drive my car, grand film sur le deuil basé sur un texte de Murakami, dans lequel l’exploration pleine et entière du langage cinématographique (temps, langage, fiction...) permet la mise au jour d’une vérité singulière, la mise en forme de l’ineffable mouvement de l’existence.

C’est ce dernier, d’ailleurs, qui nous est expliqué dès les premières minutes par celle qui sera vite appelée à quitter le monde des vivants : Oto, cette Shéhérazade des temps modernes (comme l’indique le titre d’une des nouvelles de Murakami), se met à conter des histoires après l’étreinte charnelle : elle évoque les traces laissées par une adolescente, les ondulations émises dans une vie antérieure ... la connexion entre le corps et l’esprit exprime ainsi une vérité universelle qui est celle de l’être humain, engendrant un langage gorgé de sens, inventant des chemins propices à l’épanouissement personnel. Un langage qu’il convient d’appréhender et de décoder afin de conjurer le sortilège qui s’annonce (la perte de l’être aimé, la peine qui accable les vivants), afin de faire percevoir au survivant l’infime beauté d’une vie qui se réinvente, d’une histoire qui se réécrit.

Pour formaliser sa démarche, Hamaguchi emprunte de nouveau la voie tracée par son maître Kiyoshi Kurosawa et convoque la figure du fantôme pour évoquer les tourments de l’âme : Kafuku, le mari, est constamment hanté par le souvenir de son épouse, écoutant sans relâche l’enregistrement de sa voix durant ses trajets en voiture, percevant sans cesse son histoire dans les pièces de théâtre qu’il met en scène. Monter sur scène et interpréter un rôle lui est dorénavant impossible : pour endosser le costume théâtral, il faut ôter le masque social, se mettre d’une certaine façon à nu et exposer des failles encore douloureuses. Le glaucome qu’on lui détecte symbolise bien sûr sa condition de mal-voyant : ne voyant aucune issue possible, il reste enfermé dans sa besogne, sa voiture, sa solitude. Ne voyant plus la vie autour de lui, il a déjà accepté son sort, sa damnation, sa condition de mort-vivant ! Un sortilège, pourtant, qui n’est pas une fatalité, comme l’explicite subtilement Hamaguchi : “Kafuku” veut dire en japonais “bonheur dans le foyer”, tandis que “Oto” signifie “son”. La disharmonie causée par la perte ne pourra être rectifiée que lorsque le “son” aura rejoint son “foyer”, lorsque la “voix” aura retrouvé son “corps”. Et quoi de mieux, pour évoquer la recherche de l’esprit par le corps, que le médium cinématographique, ce truc extraordinaire si cher à Méliès qui permet d’adjoindre un langage à une mise en images.

Bien sûr, Hamaguchi explore la réalisation du deuil par le truchement d’une adaptation théâtrale, la pièce de Tchekhov, Oncle Vania, mettant en perspective de façon éclatante le désarroi existentiel vécu par Kafuku : la souffrance intime s’incarne et se transpose sur les planches ! Un travail de mise en abyme qui évoque de manière évidente ces films liant le théâtre à la vie, comme Le carrosse d’or de Renoir ou Le dernier métro de Truffaut. Seulement le cinéaste ne s’arrête pas là et continue de réciter les leçons apprises chez Kiyoshi Kurosawa : pour exprimer quelque chose, rien ne vaut la méthode du trompe l’œil, mettant en relief l’intime à travers une dissonance perçue au sein de l’image.

C'est ce que l’on remarque, par exemple, dans sa manière de filmer Koji Takatsuki, le supposé amant d’Oto : qu’il soit montré de dos, lors des ébats sexuels, ou debout faisant face à un Kafuku vieilli et assis dans sa loge, tout est fait pour qu’il nous apparaisse comme étant le double jeune du mari. L'étrangeté qui se dégage de leur rencontre illustre bien le désarroi qui submerge Kafuku : il réalise qu’il n’est plus un amant, un confident, un vivant. En lui abandonnant le rôle-titre, il concède d'ailleurs sa propre défaite... Par contre, l’étrangeté qui émane de leur échange dans la voiture est tout autre : cette fois-ci ce sont les mots, l’histoire inventée par Oto qui parvient à les réunir. Le dialogue fictif que Kafuku entretenait avec sa femme est rompu (sur la cassette audio, elle interprétait tous les rôles sauf celui de Vania), désormais il est amené à échanger avec autrui (Koji, sa chauffeuse Misaki), à changer de point de vue (ce que symbolise déjà sa migration dans la voiture), à évoluer dans son rapport au monde : il peut interpréter Vania, il peut sortir du véhicule, il peut reconquérir son monde.

Le grand talent de Ryusuke Hamaguchi, ainsi, sera de rendre perceptible le rapprochement du “son” et du “foyer”, de “l’esprit” et du “corps”. La mise en scène des mots est, en ce sens, explicite : d’abord répétés mécaniquement, sans affect, les mots de Tchekhov se transforment en une mélodie sensible, parlant à toutes les oreilles, touchant toutes les cultures. On découvre ainsi l’existence d’un nouveau langage, un métalangage, touchant l’individu dans ce qu’il a de plus sensible, et donc de plus “vivant” : en reprenant à son compte l’histoire d’Oto, Koji avoue sa faute et donc son humanité ; par le lien tactile qu’elle a créé (avec le chien, en jetant les roses destinées à sa mère en hors champ), Misaki revendique elle aussi sa sensibilité ; en subjuguant Kafuku par son monologue silencieux, constitué d’un élégant ballet de signes, la comédienne muette fait oublier la voix de la défunte : l'esprit a retrouvé son corps. Le vivant peut réapparaître.

Alors bien sûr, on pourra toujours reprocher à Drive my car sa structure parfois trop répétitive, sa dimension émotionnelle moins marquée que Senses ou Asako, mais on ne peut que saluer la délicatesse avec laquelle est traité le deuil et le cheminement qu’il impose. On ne peut qu'apprécier, surtout, cette poésie imagée qui sait se faire aussi subtile qu’explicite (les mains brisant le sarcophage en s’unissant hors du toit de la voiture ; le ballet des grues et l’avancée vers la mer qui attestent de la renaissance d’Hiroshima, la ville du deuil...). Une élégance de mise en scène qui permet à Hamaguchi de faire poindre cette magie indéniablement associée à l’élan vital, comme l’illustre avec brio l’épilogue : le calme serein a remplacé la voix des morts, le monde apparaît enfin derrière le pare-brise ; et lorsque le masque tombe, c’est le sourire qui chante un nouveau refrain.... Abracadabra, la vie reprend ses droits ...


Procol-Harum
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