Raconter des histoires ou conduire (il ne faut pas choisir...).

Adapter Murakami est un sacré défi, tant l'aspect quasi-intangible de ses histoires semble défier la nature même du Cinéma. Néanmoins, depuis le formidable "Burning" de Lee Chang-Dong, il semble que la solution ait été trouvée : alimenter le vide "murakamien" - sans le sursaturer de sens pour ne pas perdre le délicieux flottement indécis qui caractérise ses fictions - avec des thèmes littéraires complémentaires. Après Faulkner dans "Burning", le brillant Ryûsuke Hamaguchi a choisi Tchekhov - par ailleurs une référence dans l'une des nouvelles ayant servi de matériau de base au film ("Drive My Car", extraite du recueil "Des Hommes Sans Femmes")... - pour asseoir la fiction de son film, et la nourrir pendant ses trois heures. Et, pour faire bonne mesure, il a aussi ajouté un formidable prologue de 45 minutes (avant que le générique de début du film ne défile !) inspiré de la nouvelle "Shéhérazade" du même recueil.


Le tout, aux mains de quelqu'un de moins doué, aurait pu donner un gloubi-boulga indigeste, façon Iñarritu par exemple, avec pathos exacerbé et récit choral manipulateur. Sauf que le scénario de "Drive My Car" est l'un des meilleurs filmés depuis longtemps - récompensé très justement à Cannes -, imbriquant avec une finesse rare tous les fils de plusieurs destins complexes, nous ménageant régulièrement de belles découvertes sur ces personnages que nous apprenons petit à petit à connaître, à comprendre et à aimer. Permettant à ce qui pourrait être une durée excessive - trois heures, sans aucune "action", et presque sans musique - de passer dans ce qui semble être l'espace d'un soupir.


Il ne faut pas nier que la compréhension des nombreux ressorts "psychologiques" et de la réflexion existentielle du film - même résumée assez clairement par la conclusion de "Oncle Vania", la pièce de Tchekhov mise en scène par Kafuku, le personnage central du film - nécessite une certaine attention de la part du spectateur. Néanmoins, cette attention, en particulier aux détails, et cette symbolique, simple mais essentielle disséminée au fil de la narration (la voiture rouge, les lamproies, etc.) sera régulièrement récompensée par des pics d'émotion qui déchirent soudainement la neutralité apparente des échanges et des conversations.


Et si, personnellement, j'ai trouvé une idée remarquable, essentielle même à la réussite du film, dans ce scénario qui en fourmille, c'est bien celle d'une pièce de théâtre jouée par des acteurs parlant des langues différentes : cette magnifique illustration de la Tour de Babel appliquée à une œuvre théâtrale à la valeur universelle offre d'abord au film une profondeur morale - et politique - supplémentaire, mais, en intégrant - suprême coup de génie - le langage des sourds-muets, permet à "Drive My Car" de littéralement se sublimer dans deux scènes inoubliables : d'abord, celle de l'audition de l'actrice coréenne sourde-muette, puis dans la stupéfiante conclusion de la pièce de théâtre qui résume - magie bouleversante du Cinéma - dans un silence assourdissant l'ineffable tristesse de la destinée humaine.


"Drive My Car" est ce qu'on appelle un chef d'œuvre. Mais ce qui importe bien plus, c'est que c'est un film qui nous enrichit, fait de nous, au sortir de trois heures bien remplies et bien utilisées, des êtres humains meilleurs.


[Critique écrite en 2021]

EricDebarnot
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le 24 août 2021

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Eric BBYoda

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