Ah, quelle splendeur ! Il faut bien l'admettre, avec les films en couleurs d'Ozu, on entre dans une autre dimension, on tutoie hardiment les sommets du septième art, on frôle du bout du doigt la perfection formelle. Visuellement parlant, c'est du grand art. J'ai beau les connaître, les avoir vus et revus, à chaque fois je suis dans un état proche de la sidération. C'est dingue comment un simple bout de péloche peut, parfois, entièrement vous bouleverser. Bon en même temps, avec Ozu, on n'a jamais droit à une banale production cinématographique. L'homme avait une approche du cinéma qui était semblable à celle de l'artisan qui façonne minutieusement chacune de ses pièces. Résultat, malgré leurs ressemblances, ses films sont tous aussi uniques que précieux. Les films en couleurs d'Ozu ne sont pas de simples films, qu'on se le dise. Ils s'apparentent davantage à de fines pièces d'orfèvrerie ou à de délicates estampes ... On est loin du dégueulis visuel qui inonde bien trop souvent nos écrans ! Ici les couleurs et les motifs sont pensés et disposés sur la toile avec grand soin. La beauté est toujours au service d'un fond qu'elle n’occulte en aucune manière. On y parle beaucoup, il est vrai, de tristesse et de mélancolie avec ces histoires de mariages ratés ou encore ce monde traditionnel qui se meurt à petit feu... Mais on y parle également d'amour, de famille ou d'amitié... Bref, on y parle de la vie, tout simplement. Et pour ce faire, toutes les couleurs du monde sont nécessaires pour représenter au mieux sa fragile beauté.

On peut difficilement le louper. Dès les premières minutes du film, il s'affiche devant nous, brillant de mille feux au cœur de la nuit nippone et affichant ostensiblement son slogan : "New Japan". Le nouveau Japon est là, sous nos yeux, fait de béton, de verre et de macadam. Les immenses tours d'acier ont remplacé les maisons traditionnelles, les bars à l'européenne pullulent tout comme ces immenses panneaux publicitaires qui vantent des marques issues du monde entier. Le nouveau Japon est là. Et Ozu le filme avec une infime nostalgie, sans s'attarder et sans s’apitoyer. Ce Japon moderne ne l’intéresse pas, il n'est pas de ce monde et accepte de passer le relais à la nouvelle génération, non sans regret, mais avec une certaine forme de sérénité. Seulement, avant de se retirer définitivement, il se paie le luxe d'un dernier caprice en goûtant une dernière fois la douce saveur de son Japon d'autrefois...

On s'éloigne alors rapidement de cet environnement affreusement urbain pour aller flâner du côté de la campagne où subsistent encore quelques vestiges de ce monde traditionnel. On y rencontre un curieux petit bonhomme qui, à l'image du cinéaste, se trouve être un simple artisan arrivé au seuil de sa vie. Sa petite entreprise familiale bas de l'aile et va sans doute être rachetée par une grosse firme. Mais avant qu'une enseigne "New Japan" ne vienne s'afficher sur le fronton de celle-ci, notre homme est bien décidé à s'en payer une bonne tranche ! Histoire de partir avec le sourire ! Ainsi, dès qu'il en a la possibilité, il s'enfuit de son domicile pour aller crécher chez une ancienne mairesse, espérant retrouver un peu de sa jeunesse en vivant une dernière histoire d'amour avant de mourir...

Une nouvelle fois Ozu nous livre un film où la simplicité n'est qu'apparente et où le ton, a priori léger, lui permet d'aborder des sujets empreints de gravité. C'est comme si la pudeur lui interdisait de parler de la mort, de la sienne comme celle de son monde, sans avoir recours à des chemins détournés. Ainsi derrière le ton parfois badin de certaines scènes (comme cette exquise partie de cache-cache), vient toujours se glisser une vraie réflexion sur le temps qui passe et la fin d'une époque. Celle-ci se retrouve au détour de passages anodins comme lorsque le vieux couple tente de souffler sur les dernières braises d'un "feu mal éteint"... Mais elle se devine également à travers ces regards qui s'assombrissent soudainement, ces visages qui se ferment ou encore ces silences qui s'installent... Elle apparaît, continuellement, au centre des conversations que le sujet soit l'avenir sentimental des frangines ou encore le devenir de l'entreprise familiale. Le choix des couleurs n'est évidemment pas innocent. Ici, tout a du sens, que ce soit le bleu fatigué du vieil homme ou le gris qui accompagne l'amour perdu... Ainsi, sans en avoir l'air, le film aborde subtilement la fin d'un Japon traditionnel et l’avènement de la modernité. Sans jugement ni sentimentalisme exacerbé. C'est avec une discrète virtuosité qu'Ozu élabore un récit où se mêlent harmonieusement le désir de bonheur, la candeur de l'enfance, avec la peur de mourir et la nostalgie du temps qui passe. On peut regretter parfois un certain tâtonnement au niveau de la narration, comme avec ce début où les intentions du cinéaste ne sont pas toujours très claires. Mais rapidement la magie s'opère et la délicate atmosphère concoctée par le maître nous gagne peu à peu... La légèreté initiale cède progressivement sa place à une douce tristesse qui ne veut pas dire son nom. Avec beaucoup de finesse la mort tant redoutée est enfin évoquée : elle est symbolisée à l'écran par l'arrivée des corbeaux, le lent cortège d'une famille enfin unie dans le deuil et par l'apparition d'une fumée blanche, subitement crachée par d'imposantes cheminées grises. Les couleurs pastel ont déserté l'écran, le monde s'orne maintenant d'un noir et blanc empreint de solennité. Les vieux meurent et laissent la place aux jeunes ; le monde est ainsi fait. Le message du film est d'une simplicité désarmante mais cela est dit avec une telle poésie, qu'on ne peut qu'approuver !

Créée

le 31 août 2023

Critique lue 33 fois

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Procol Harum

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