Si nous chroniquons ce film, 17 après, c'est pour tenter de percer le mystère CHARLIE KAUFMAN - si tant est que cela soit possible - avant la sortie de son prochain long métrage Anomalisa, le 3 février 2016.


Retour donc à son tout premier film DANS LA PEAU DE JOHN MALKOVITCH ou il n'est encore "que" scénariste (Spike Jonze réalise), pour constater la première démonstration de son talent.


Déjà, le pitch : Craig, un marionnettiste au chômage vit en totale déprime affective, avec sa compagne Lotte. Sous la pression, Craig trouve un job d'archiveur dans les locaux de Lester Corp, à l'étage 71/2 du building Mertin-Flemmer; il y rencontrera la sexy Maxine, et tentera de la séduire. Après moult humiliations, Craig découvrira dans son bureau une porte menant ... à l'intérieur du cerveau de John Malkovitch.


Dès la première scène et jusqu'à l'introduction du fameux acteur éponyme, c'est tout un monde de névroses, de complexes et de fascinations qui nous jaillit à la figure à travers les personnages de Lotte, Maxine et Craig :


Complexe(s) d'infériorité, passion pour les marionnettes, obsession pour la domination et le contrôle; Névroses particulièrement enfouies, par rapport au couple et à la parentalité; fascination pour les avatars de substitution à l'enfant (marionnettes et animaux); Fantasme et fascination du demiurge artistique (le marionnettiste), inadaptation au monde et notamment le professionnel (à l'inverse d'artistique).
Complexe de l'incompris, fascination pour les subtilités du langage, utilisation de marionnettes comme moyen d'expression débridée (orale, culturelle, sentimentale) ; Obsession pour le sexe, complexe de la solitude, fascination pour la superficialité (Maxine, les marionnettes)...


Chacun des personnages du triangle amoureux est, à travers ses complexes, fascinations et névroses, un écho, un miroir et une antithèse des 3 autres. Cette première demi heure est ainsi une phase d'empathie d'une concision, d'une précision et d'une fluidité monumentales; elle nous permet de comprendre clairement que ces 3 protagonistes personnifient les obsessions de CHARLIE KAUFMAN, l'homme derrière l'auteur.


John Cusack, Cameron Diaz et Catherine keener interprètes de Craig, Lotte et Maxine
Si cette présentation de personnages ressemble déjà à une forme d'introspection de leur auteur, l'arrivée scénaristique d'un portail menant à l'intérieur de John Malkovitch redéfinit tout. S'il s'agit cinématographiquement, d'une pirouette qui redistribue les rôles, en termes psychologiques c'est une toute nouvelle dimension qui s'ouvre: en tant que réceptacle à névroses, Malkovitch permet aux personnages - et donc surtout, à Charlie Kaufman, d'observer de l'extérieur (l'intérieur ?), d'analyser et d'exorciser sa propre introspection. La dimension métaphysique de ce concept introduit une mise en perspective plutôt sensorielle des premières névroses (expérience du quotidien, expérience de l'affection, expérience du succès et de la célébrité, expérience de la création artistique) qui elle même est mise en perspective (expérience de l'expérience) par la réalité du personnage de John Malkovitch ; Charlie Kaufman façonne un ouroboros cathartique ou chacun est à la fois psychanalysé et psychanalyste, une boucle thérapeutique d'une profondeur inouïe mais pourtant extrêmement accessible et compréhensible (pour beaucoup grâce à l'image, mais nous y reviendrons)


Le scénario métaphysique de Charlie Kaufman induit également quelques questionnements et pistes de réflexions quant au passionnant sujet du rapport à l'art et à l'image, à travers une représentation allégorique résonnant bien au delà de ce qu'en retiennent les narcissiques protagonistes;
Qu'est-ce que l'art ? Est-il inné ? Est-il talent ? Rigueur ? Qui peut juger l'art ? Peut-on contrôler l'art ? L'art existe t-il sans émotions ? L'art existe t-il sans le regard de l'Autre ? Quelle part de soi-même peut-on mettre en jeu au nom de l'art ? Consommer de l'art est-ce devenir soi même un artiste ? L'auto-analyse peut-elle être une forme d'art ?
Obsessions, complexes et névroses liées à l'artiste cette fois (et non aux personnages) nourrissent à leur tour un discours déjà riche, et terminent de nous mettre sur les fesses devant ce film fascinant de pistes d'interprétations.


La contrepartie de films cérébraux et personnels est évidemment de perdre le spectateur dans des interrogations existentielles qui ne le concerneraient pas... Pourtant, en marge de la profondeur du film, DANS LA PEAU DE JOHN MALKOVITCH n'oublie pas de nous raconter une histoire, de construire des personnages et de provoquer un fantastique suspens convergeant autour des deux climax du film.


C'est probablement ici qu'il faut rendre hommage au réalisateur du film Spike Jonze, tourné vers le spectateur et son divertissement au contraire de la logique introspective, métaphysique et psychologique de Charlie Kaufman. Le réalisateur pour cela, puise dans ses propres obsessions, interactives et anti-consensuelles : traduire le spectacle par le dépouillement, iconiser ses sujets (de réflexion ou de divertissement) par la puissance évocatrice de l'image, transformer une fascination pour la pop-culture en un langage cinéphile.


"un masterpiece absolu quoique parfaitement inutile car trop personnel, issu des cerveaux ultra-créatifs de Spike Jonze et Charlie Kaufman"


Concrètement, Jonze explore audio-visuellement les complexes, névroses et fascinations de Kaufman grâce à son judicieux sens du détail, sa gestion de l'espace, ou sa propension à créer des ambiances autant fantasmagoriques que psychologiques; les deux climax du film (SPOIL : [spoiler mode="inline"]John Malkovitch empruntant son propre portail, puis en fin de métrage une plongée dans un subconscient[/spoiler]) seront d'ailleurs des expressions extrêmes de ses méthodes de cinéma. Toutefois, le format long-métrage permet également à Spike Jonze d'explorer les subtilités du langage à travers les performances de ses acteurs, pistes impossibles à travailler sur la durée d'un simple clip - même pour un réalisateur aussi talentueux que lui. Tout cela donne aux personnages un supplément d'âme leur permettant d'exister (y compris Malkovitch) en dehors de leur caractérisation de réceptacles à névroses, celles de Charlie Kaufman.


https://www.youtube.com/watch?v=K7ahIGLNNwo


Quant au rythme du film, très élevé, il est peut-être aussi l'un de ses défauts majeurs. Le style de Spike Jonze dans ses clips, était d'explorer la richesse d'un concept, qu'il soit visuel, technique ou artistique. Jonze garde en réalité la même méthode dans DANS LA PEAU DE JOHN MALKOVITCH, celui-ci étant construit comme une succession de scénettes (clips ?) assez puissantes chacune pour une raison différente (exploration des dialogues, ambiances intimes, ambiance psychologiques, idées de mise en scène, sensorialité, etc), mais manquant très légèrement de cohérence d'ensemble, au delà de celle du script de Kaufman.
Sur le terrain de l'adaptation, on lui préfèrera de peu l'illustration par Michel Gondry, l'autre "meilleur" réalisateur de clips de la période 1995 // 2005 dont la méthode était d'explorer sa propre créativité à chaque clip. Avec Eternal Sunshine of The Spotless Mind le duo Gondry/Kaufman réalisa un mélange absolument parfait entre réalisation, obsessions (du réalisateur, du scénariste) et scénario.


DANS LA PEAU DE JOHN MALKOVITCH est in fine, un concentré d'obsessions, de raisonnements et de pistes d'interprétations quant à la conscience de soi ou de l'autre, transcendés puis presque exorcisés à travers la personnification d'un cinéma cathartique et thérapeutique : John Malkovitch.
Mais lorsqu'en plus le film prend intégralement le spectateur à parti en insérant cette complexité dans un pur divertissement, rythmé, drôle et spectaculaire... On obtient ce genre de films uniques qui marquent durablement.


DANS LA PEAU DE JOHN MALKOVITCH, un masterpiece absolu quoique parfaitement inutile car trop personnel, de Spike Jonze et Charlie Kaufman.


Critique par Georgeslechameau, pour Le Blog du Cinéma

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le 20 janv. 2016

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