Débandade totale. Au risque d'en énerver certains, Creepy est un des plus mauvais films que l'auteur de ces lignes a pu voir ces dernières années dans le registre du film qui se croit trop bon. Alors qu'il ne manque pas de gueule… mais c'est précisément ce qui rend la chose d'autant moins excusable. Explication. Creepy partait avec quelques sérieux atouts : d'abord, Kurosawa et son passif avec les récits de tueurs en série, plus précisément le génial Cure (vingt ans, déjà !). Ensuite, le caméléon Kagawa Teruyuki en méchant, allant comme un gant au titre, qui signifie quelque chose d'à la fois glauque et louche. Enfin, la craquante Takeuchi Yûko, grand fantasme personnel d'il y a dix-quinze ans (avec Yomigaeri, Ima ai ni yukimasu, Haru no Yuki, et la série télé Pride, avec Kimura Takuya !), même si vous vous en foutez royalement. Mais c'était oublier qu'en quinze ans, Kurosawa n'a vraiment réussi que… deux films, et pas d'horreur, mais des drames sociaux (Tokyo Sonata et dans une moindre mesure, le doublé Shokuzai). C'était oublier que l'homme, qui en a toujours fait des tonnes dans l'allégorisme et le mysticisme (dépassant déjà la limite avec Kairo, même si ça restait très efficace en tant que film de fantôme post-Ring), semble définitivement piégé par ses vieilles lubies. Car Creepy ne fonctionne pas. Au final, on dira même : pas du tout.


Vous avez peut-être entraperçu sa moyenne critique sur Allociné, qui est pour le moins élevée, et vous demandez peut-être : « dafuq ? ». Mais d'une, le bobotrotskiste branchouille du microcosme parisien se sent toujours obligé d'encenser ce genre de films, Kurosawa bénéficiant de sa complaisance depuis un bail ; et de deux, quand on se penche sur les arguments, force est de constater qu'ils se concentrent sur la forme et le sens. Indéniablement, Kurosawa sait mettre en scène. Même ses films érotiques des années 80 témoignaient d'un sens du cadrage impressionnant. Creepy est très vite oppressant, anxiogène, il s'offre quelques plans carrément hypnotiques (notamment les subjectifs), la tranquillité des quartiers résidentiels n'a jamais été si trompeuse, de ce côté, le film profite de la maîtrise de l'espace du cinéaste, et les premières apparitions de l'antagoniste Nishino procurent un plaisir aussi nerveux que masochiste. Et la critique d'une société nippone habitée ses démons de moins en moins discrets, au solidarités traditionnelles rongées par la modernité déshumanisante, aux êtres en détresse livrés à la merci des dogmes (en l'occurrence, des gourous), ne manque pas de pertinence. Mais Kurosawa a oublié un truc. Trois fois rien : qu'une histoire, c'est mieux quand ça se tient. Sans ça, les plus beaux plans du monde ne sauveront pas l'embarcation du naufrage, à moins d'être une pub pour parfum. Ce que n'est pas Creepy.


Manque de bol, donc : sur le plan scénaristique, ça ne fonctionne justement pas. Et ça commence assez tôt, en fait, dès que l'épouse, au départ simplement naïve face à la menace pourtant évidente (elle veut sympathiser avec le voisin, ignorant que pour vivre heureux, vivons cachés !), se révèle invraisemblablement demeurée. Genre, trop. Vous savez, ce regrettable moment où, face à un film mal écrit, vous vous dîtes : « Ouais, euh, non, c'est pas possible, là » ? Les deux derniers tiers du film sont un festival d'incohérences, d'inconnues frustrantes (par exemple, pourquoi Moi se comporte-t-elle ainsi ? Ou encore, pourquoi la seule survivante de la famille se rappelle-t-elle soudain tout ?) et d'énormités (mention à l'ancien coéquipier qui s'en va seul dans la gueule du loup alors qu'il sait clairement qu'un truc ne tourne pas rond, ou encore à la pire police de l'histoire du cinéma, pas foutue de vérifier l'identité d'un gars). Mais c'est surtout le comportement des personnages qui fait tiquer tant il est souvent surréaliste, à commencer par celui de l'épouse Yasuko, dont rien n'explique ni n'annonce un basculement aussi radical dans l'addiction (parce qu'elle est une femme au foyer nippone un peu déboussolée par son déménagement ? Yay, background !), et même du protagoniste, qui ne compile rien quand le personnage de Mio [spoiler alert !] lui révèle que Nishino n'est pas son père (dafuq, justement ?!) ou encore laisse Yasuko croupir dans leur maison à dix mètres d'un psychopathe pour finir par s'en soucier après une interminable scène d'interrogatoire. À l'écran, la performance en plastique du souvent mauvais Nishijima Hidetoshi (deux expressions au compteur), ainsi que la direction d'acteurs un peu hystérique dont seul Kagawa Teruyuki ressort indemne, n'aident pas vraiment. Alors, autant dire qu'au final, le spectacle en devient soit hilarant, soit exaspérant. Et quand on n'a pas trouvé la force d'en rire, on passe la dernière heure occupé par un seul brûlant désir : celui de filer des baffes aux personnages. À la fin, avec son twist sans queue ni tête, on est bien trop déconnecté émotionnellement de l'action pour frémir, ou même se réjouir [spoiler alert !] de la mort du méchant, alors qu'on espérait quelque chose du niveau de Carrie ou de The Chaser ! C'est comme ces mauvais films de tueur en série où la baby-sitter blonde fait tout ce qu'il faut pour se faire zigouiller : on n'a qu'une seule envie, la voir se faire zigouiller. Et là, pareil. On a vu mieux, pour un thriller socio-philosophico-psychologique grave comme une crise cardiaque.


L'échec est flagrant, tant sur le plan dramatique que logique. Comment Takakura s'en sort, au juste ? Nosé, again. Oh, et puis on s’en fout, hein ! Kurosawa a commis un péché assez courant dans le cinéma japonais : il a accordé plus d'importance à la signification qu'à la cohérence. Cette tendance à une attitude assez superficielle vis-à-vis de certaines choses rappelle une autre tendance à eux, qui semblera en contradiction avec la première, celle d'accorder plus d'importance à l'effet qu'au sens (ce qui leur permet de porter des brassards nazis en cosplay sans le vivre mal), mais le présent texte n'est pas un essai sociologique, donc passons. L'important, c'est que le spectateur est en droit d'attendre les DEUX, quand il regarde un film. Et encore : apprécier Creepy ne tient pas à privilégier la forme sur le fond, ce n'est pas un film de Zack Snyder ou Tron : Legacy. Ça demande de laisser sa raison à l'entrée du cinéma. L'auteur de ces lignes tient à sa raison. Il veut pouvoir se branler sur le signifiant, le surmoi et les paraboles métempsychiques tout en suivant un récit qui se tient fait de personnages qui se tiennent, comme le monumental Suicide Club 0 (Noriko no Shokutaku), qui traitait d'ailleurs un peu du même sujet que Creepy, l'aliénation urbaine.


Cure. Vingt ans déjà. À l'époque, Kurosawa savait bousculer le spectateur sans que cela ne se fasse au prix d'un grand n'importe quoi. Pas trop demander, pourtant.

ScaarAlexander
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le 28 juin 2017

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Scaar_Alexander

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