Les ambiances étranges et glauques, Kurosawa Kiyoshi connaît bien. De Cure à Rétribution, en passant par Charisma, il a laissé sa trace dans le policier fantastique, et il n’est donc pas surprenant de l’y voir revenir ici. Pourtant, si Creepy s’inscrit sans difficulté dans la lignée de sa filmographie, il marque également quelques évolutions qui en font à la fois une œuvre plus lisible et moins personnelle. Ainsi, si le film reste globalement satisfaisant et maîtrisé, on peut être tenté de le trouver un peu lisse au regard des travaux habituels du cinéaste japonais.


I – Où je digresse allègrement sur la carrière de Kurosawa Kiyoshi


Dans ses réalisations des années 90 à 2000, il y a en effet une cohérence dans l’ambiance de ses œuvres qui les rend, en dépit des différences de registre, immédiatement reconnaissables. S’il y a, évidemment, tout un monde entre son horrifique Kaïro et son rêveur Jellyfish, on retrouve pourtant de l’un à l’autre ce climat un peu traînant, un peu jaunâtre, qui semble atteindre son apogée avec The Guard From the Underground et Rétribution. Il y a, dans certaines œuvres de cette époque, tant de proximité qu’on croirait voir les images se superposer, s’enlacer dans un fil rouge impalpable, ce que la présence récurrente de Yakusho Kôji dans des rôles d’enquêteurs torturés n’arrange en rien. Kurosawa Kiyoshi a trouvé une approche qui l’intéressait, la conjugue et ne s’en cache pas.


En 2008, Tokyo Sonata marque un entre-deux, du fait de ses thématiques sociales et familiales (que n’aurait sans doute pas renié Kore-eda Hirokazu), cependant traitées avec un style certes moins prégnant mais non moins caractéristique, toujours imbibé de cette imperceptible raideur, comme une gêne vis-à-vis de l’existence, qui donne à ses personnages une saveur d’errance. Puis arrive Shokuzai. La raideur est toujours présente, mais l’atmosphère autrefois poisseuse devient aseptisée à l’extrême. Le processus de blanchissement de l’image, déjà entamé avec Tokyo Sonata, prend des proportions cliniques. Cette froideur nouvelle se met naturellement au service de l’intrigue et de la performance de Koizumi Kyoko dans le rôle-titre mais se distingue surtout ostentatoirement des précédents travaux de Kurosawa Kiyoshi. La proposition est visuellement forte, et couplée au regain de clarté de ses scénarios, vaut à la série un succès bien mérité.


Nous sommes alors en 2012, et le réalisateur semble avoir atteint un nouveau niveau de maîtrise. Pourtant, pourquoi depuis lors n’est-il plus parvenu à marquer durablement le spectateur ? Après un Real et un Seventh Code à l’accueil plus que mitigé, il nous a proposé un Vers l’autre rive certes drapé d’onirisme mais manquant d’impact. Voilà où nous en sommes au moment où, de manière rapprochée, il s’apprête à frapper triplement l’écran avec Creepy, Le Secret de la chambre noire et Avant que nous disparaissions. S’il faudra encore patienter pour visionner ce dernier, le temps est venu de se pencher de plus près sur celui qui arrive en salles aujourd'hui. Peut-il redonner du piquant à une filmographie qui commençait à s’essouffler ?


II – Où je parle enfin du film


Creepy. Le titre est simple et descriptif au point d’en devenir crispant. Comme s’il y avait quelque chose d’honteux à déclarer d’entrée où l’on veut en venir. Il est certains qu’une fois ses objectifs formulés, on ne peut plus se défiler et relativiser le défi que l’on a cherché à relever : Creepy provoquera le malaise ou rien. Le générique à peine apparu à l’écran, on est forcément porté à formuler frontalement la question : le film se montre-t-il à la hauteur de cette ambition ? Ce à quoi l’on est tenté de répondre : oui, mais ce n’est presque pas suffisant. On eut voulu, peut-être, une étincelle en plus au-delà de cette démarche trop proprement poursuivie.


Commençons, cependant, par le commencement. Le commencement et aussi la fin, l’alpha et l’omega du film, qui tient dans son personnage central de Nishino, superbement interprété par Kagawa Teruyuki. Présence aux relents délétères parfaitement dosés, c’est autour de lui seul que gravite l’œuvre toute entière. La labilité et l’incohérence apparentes de ses attitudes et comportements rappelle sans mal les portraits de grands manipulateurs, pervers narcissiques et autres vampires sociaux qui émaillent toutes les formes d’art, assurant leur position en semant le trouble dans l’esprit de leurs victimes. Soufflant le chaud et le froid, irradiant leurs proies de signaux contradictoires qui tantôt instiguent le malaise voire la peur, tantôt insufflent la culpabilité d’avoir douté, il étend son emprise par à-coups douloureux et viciés.


Ce processus par lequel il enroule progressivement le couple formé par Takakura et Yasuko dans le fil de fer barbelé de ses manipulations, est admirablement décrit et mis en scène ; et puisqu’il occupe la majeure partie du film, celle-ci est sans nul doute réussie. Le faciès étrange de Kagawa Teruyuki, traversé d’une bouche dont la largeur excessive est tirée en un rictus impénétrable, est le parfait plateau sur lequel servir ce festin d’angoisse. Le tout est sublimé par une ambiance non plus jaunâtre comme dans Kaïro, non pas immaculée à la manière de Shokuzai, mais cette fois dans un camaïeu de verts qui, à l’image des changements inquiétants de comportement de Nishino, oscille de l’éclat vivifiant, lumineux et joyeux des plantes des jardins, au verdâtre sale et douteux de couloirs oppressants.


En parallèle de cette bataille psychologique domestique qui est avant tout celle de la femme, Yasuko, le mari, Takakura, s’absorbe presque par hasard dans une étrange enquête qui ne fera que relever d’un cran le niveau de paranoïa de l’intrigue. Elle est aussi l’occasion de mesurer toute l’envergure que peut prendre l’oppression quand elle envahit la sphère du privé. En effet, si les disparitions préoccupant Takakura sont sujets d’inquiétude graves et légitimes, combien elles paraissent pâles en comparaison du malaise provoqué par ce voisin discret mais insondable ! Parce que le piège est tendu juste devant la porte, est tressé dans une relation interpersonnelle banale, il n’est plus possible de se dégager sereinement de ces interactions perturbantes, et en cela c’est pour Yasuko que l’on se rongera les sangs bien plus que pour son époux, qui conserve une distance analytique et presque ludique avec l’affaire dont il s’embarrasse volontairement.


Nous sommes ainsi guidés dans une trajectoire nette et précise, presque chirurgicale. Adieu, accrocs charmants d’un Cure ou d’un Charisma difficiles à absorber, susceptibles d’épuiser le spectateur même le plus attentif dans une quête de sens parfois vouée à demeurer infructueuse ; ici l’intrigue se suit sans mal, chaque rouage est visible même si partiellement dissimulé, et c’est l’esprit clair que l’on s’apprête à embrasser le climax. A ce stade, si cette narration plus propre semble moins personnelle, il n’est pas question de s’en lamenter : le visionnage en est plus confortable sans que la charge émotionnelle en soit significativement altérée. Le malaise repose sur des manœuvres franches et explicites plutôt que sur une ambiance indéchiffrable, mais n’en est pas moins redoutable d’efficacité. Il paraîtrait en outre bien hypocrite d’en vouloir à un artiste de ne pas toujours refaire le même film…


Et pourtant. Arrive le quatrième acte de la tragédie, celui où les masques commencent à tomber, où l’action vient enserrer les personnages, resserrer l’étau autour d’eux. Celui où l’on découvre enfin ce qui se joue de l’autre côté du voile. Après avoir si patiemment fait monter la tension, on croirait alors que Kurosawa Kiyoshi ne savait quoi en faire. Là où ses films des années 2000 étaient souvent confus et insatisfaisants dans leur développement, le tout était dilué dans une ambiance prégnante qui en absorbait les irrégularités. Seulement, ici, dans cette intrigue limpide, il semble fracasser ses idées contre les murs sans en faire le tri. Il y a même quelque chose de décevant à le voir glisser vers la facilité d’un tournant fantastique alors qu’il avait si habilement bâti l’angoisse sur le réalisme de la situation et le bras de fer psychologique qui en découle.


Plus globalement, parce qu’à la complexité du doute se substitue l’étalage un peu brusque de faits sans subtilité, on a même le sentiment de voir décliner l’angoisse, dont une si grande portion provenait de l’incertitude maintenant exorcisée. Bien sûr, il faut bien que le scénario, à un moment donné, s’accélère et apporte des réponses. Celles-ci apparaissent pourtant trop complaisantes, pour ce qui est de leur aspect morbide, et trop faciles, au regard du tour de passe-passe fantastique qui soustrait l’ensemble au besoin d’explications. On n’assiste plus qu’à un enchaînement de scènes sans autre portée que leur propre teneur et qui prennent en conséquence un arôme de gratuité un peu fade. Certes, le résultat est loin d’être catastrophique, mais relativement aux espoirs qu’il nous avait été permis de porter en ce film, une certaine déception affleure. Mince. On y était presque.


En somme, Creepy est loin d’être un échec. Il est bien pensé, habilement exécuté, et atteint sans nul doute son objectif initial. Seulement, en comparaison des autres policiers fantastiques de Kurosawa Kiyoshi, ce qu’il a perdu en atmosphère est tout juste compensé par ce qu’il a gagné en clarté, et qui laisse à nu les carences de sa conclusion. Si ces précédents travaux étaient imparfaits et parfois frustrants, ils laissaient néanmoins une impression persistante, une empreinte visuelle et émotionnelle caractéristique, à l’image d’une plaie déchiquetée qui cicatrise mal. Avec Creepy, l’incision est plus nette, précise, à peine un trait de bistouri : d’une efficience redoutable mais qui se résorbe bien vite dans la mémoire. C’est en cela que l’on peut lorgner avec un soupçon de regret ses réalisations vieilles de dix ou vingt ans : ne nions pas cependant qu’il semble avoir gagné en maîtrise. N’oublions pas non plus que, si elle déçoit peut-être l’esprit prêt à s’immerger dans des intrigues marécageuses, la limpidité de Creepy offrira sans doute au film une exploitation plus aisée en salles. On espère juste que c’est par choix artistique plus que porté par cette dernière préoccupation que Kurosawa Kiyoshi fait évoluer son cinéma.

Shania_Wolf
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le 14 juin 2017

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Lila Gaius

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