Everything expires. Is there anything in this world that doesn’t ?

Creusant de films en films un style qui lui est propre, notamment lors de ses premières années, Wong Kar Wai a fait de la recherche sur la temporalité le motif récurrent et obsessionnel de son cinéma. Une préoccupation qu’il traduit en faisant perdurer l’éphémère, en étirant ces instants brefs mais intenses qui donnent tout son sel à la vie. Un modus operandi pourvoyeur de poésie sauf lorsqu’il échappe à son auteur en devenant cauchemardesque, comme ce fut le cas lors du tournage interminable des Cendres du temps, ce wuxia aux allures de Radeau de la Méduse. L'urgence devient alors son antidote, le temps d’une pause prise pour mettre en boite Chungking Express : pour exprimer la même chose, il lui faut aller vite, très vire, que ce soit en matière de tournage que de séquences, car les amours sont voués à être périmés, car le monde que l’on connaît est déjà condamné à disparaitre : en 1994, le compte à rebours est lancé. Il reste moins de trois ans avant que Hong Kong ne soit rétrocédée à la Chine...


Film sur l’amour et le malaise d’une société qui se perd, Chungking Express est tout entier porté par ce sentiment d’urgence, par cette inéluctabilité implacable qui pousse à une course folle, inébriante, enivrante à laquelle le spectateur est convié. C'est ce que traduisent les différentes parties, présentant deux récits sans lien narratif mais qui se cristallisent autour des sentiments envers le passé perdu : les personnages de la première nouvelle font écho à ceux de la seconde ; quant à l’effervescence initialement perçue, elle se fait narrative, temporelle, urbaine.


Bien conscient que la forme doit être mise au service du propos, Wong Kar Wai fait de son travail plastique l’expression de ses préoccupations sur le temps : chaque chapitre aura ainsi son chef opérateur, Andrew Lau reprenant dans la première partie les couleurs et mouvements de caméra caractéristiques de As Tears Go By ; quant à Christopher Doyle, il prolonge dans la seconde partie la griffe esthétique entraperçue dans Nos Années sauvages. Le geste filmique qui en découle témoigne la solitude profonde des protagonistes, les différents effets de styles (ralenti, accéléré, aplats de couleurs) traduisant avec force leur état émotionnel. Le geste esthétique fascine car il place la question du temps sur le plan de l’intime.


On s’en rend compte rapidement avec les efforts répétés du premier policier pour lutter contre le temps qui passe : il collectionne les boîtes d’ananas à la date de son anniversaire, à la date de ce moment où il devra faire le deuil d’un amour malheureux. Chaque nouvelle boîte d’ananas entretient ce passé omniprésent auquel le personnage ne semble pouvoir s’échapper. Par cette simple représentation, Wong Kar Wai diffuse l’idée que notre individu n’existe pas dans le temps présent, tout comme le personnage féminin dont la vaine lutte contre le temps est marquée par des plans d’horloge. Une impression que vient subtilement renforcer le visuel en lien avec l’action : filmés avec une vitesse d’obturation lente, les mouvements sont hachés et laissent des traînées sur l’écran, exprimant ainsi les agitations désespérées de personnages prisonniers du temps. Une course éperdue que renforce évidemment l’inexorable succession des ritournelles musicales.


Bien désireux de troubler nos repères, et bien entendu notre rapport au temps, Wong Kar Wai rompt progressivement les frontières entre rêve et réalité. Pour ce faire, il perturbe par exemple le rôle narratif que l’on accorde à l’objet : dans la première partie, l’objet témoigne de la réalité du temps qui passe (les boîtes qui font office de calendrier), tandis qu’il devient un élément perturbateur du réel dans la seconde partie (les objets changés par Kay à l’insu du policier). De la même façon, le statut de chaque personnage est flou, glissant : ils nous apparaissent vites interchangeables, les protagonistes du premier acte pouvant être ceux du second, et inversement. Le récit dès lors est frappé par une cohérence particulière : chaque histoire est miroir de l’autre, et c’est le temps qui est son dénominateur commun. L'impression de rêverie, en outre, est entretenue par différents stratagèmes activés astucieusement durant le film, comme le trouble concernant le mobile ou le comportement des personnages, ou encore l’usage des commentaires en voix-off. Le récit qui en découle n’a rien de limpide, bien au contraire, tout comme l’intrigue policière qui a tout du simple prétexte. Prétexte à nous exposer deux versions d’une même réalité, prétexte à questionner le devenir des sentiments face au passage du temps.


Tourné avec peu de moyens et dans un état de relative urgence, Chungking Express n’aurait dû être qu’un film modeste, un simple brouillon de ce que sera l’élégant et sophistiqué In the mood for love. Pourtant, contrairement à son ainé qui sera une ode à la lenteur, à l’étirement du temps, il se distingue en jouant sur les vitesses et les temporalités afin de traduire poétiquement cette quête de l’éphémère si chère au cinéaste. Une scène résume tout cela à merveille, celle mixant temps subjectif et objectif, en gravant au premier plan, dans un ralenti mémorable, l’hébétude amoureuse du policier accoudé au bar, tandis que l’arrière-plan recueille la vaine agitation quotidienne d’une foule anonyme. C'est l’essence de la vie qui transparaît en cet instant, l’universelle histoire du désir et des amours blessées, ce sentiment que la rencontre amoureuse peut suspendre le temps. Éternellement.

Procol-Harum
8
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes Romances, Les meilleurs films des années 1990, Les meilleurs films de Wong Kar-wai et Les meilleurs films hongkongais

Créée

le 2 mai 2022

Critique lue 97 fois

6 j'aime

4 commentaires

Procol Harum

Écrit par

Critique lue 97 fois

6
4

D'autres avis sur Chungking Express

Chungking Express
eloch
10

" Hier, on se regardait à peine ... Aujourd'hui nos regards sont suspendus "

"Chungking express" est un film que j'ai trouvé absolument merveilleux je dois bien vous l'avouer, je suis sortie de la salle où j'ai eu la chance de le voir pleine d'une belle joie, de l'envie de le...

le 27 févr. 2013

90 j'aime

24

Chungking Express
Taurusel
9

Rencontres aux lumières de la nuit

Wong Kar Wai m'était inconnu avant que, à l’occasion de la même soirée, Ochazuke ne me pousse à le découvrir par Chungking Express puis Les anges déchus qu'il réalisa deux ans plus tard. L'ironie...

le 18 nov. 2012

55 j'aime

28

Chungking Express
Sergent_Pepper
3

In the mood for something else

Il y a des soirs où l’on est moins en forme que d’autres, et l’on peut considérer ça comme un alibi justifiant l’agacement où la déception face à un film souvent salué comme grand par la critique...

le 13 déc. 2013

53 j'aime

32

Du même critique

Napoléon
Procol-Harum
3

De la farce de l’Empereur à la bérézina du cinéaste

Napoléon sort, et les historiens pleurent sur leur sort : “il n'a jamais assisté à la décapitation de Marie-Antoinette, il n'a jamais tiré sur les pyramides d’Egypte, etc." Des erreurs regrettables,...

le 28 nov. 2023

84 j'aime

5

The Northman
Procol-Harum
4

Le grand Thor du cinéaste surdoué.

C’est d’être suffisamment présomptueux, évidemment, de croire que son formalisme suffit à conjuguer si facilement discours grand public et exigence artistique, cinéma d’auteur contemporain et grande...

le 13 mai 2022

78 j'aime

20

Men
Procol-Harum
4

It's Raining Men

Bien décidé à faire tomber le mâle de son piédestal, Men multiplie les chutes à hautes teneurs symboliques : chute d’un homme que l’on apprendra violent du haut de son balcon, chute des akènes d’un...

le 9 juin 2022

75 j'aime

12