On ne prend jamais la caméra par hasard. Lorsque l'acteur Éric Caravaca décide de réaliser Carré 35, ses motivations sont des plus limpides : en s’intéressant à la disparition de sa sœur, dont toutes traces d’existence ont été minutieusement effacées, il espère en finir avec un pesant tabou familial et conduire ainsi un travail de mémoire des plus salutaires. Pour le spectateur, en revanche, l'intérêt d'un tel documentaire est beaucoup moins évident. Cette démarche intimiste, cet album familial dans lequel on tente de replacer la photo de l'enfant défunt, intéresse avant tout un nombre restreint de personnes, et on craint l'œuvre indécente, le déballage sur la place publique d'affaires qui ne nous regardent pas. Fort heureusement il n'en sera rien car Caravaca à le talent, ou plutôt l'intelligence, de mener sa quête intime à travers une démarche qui se veut avant tout artistique : l'image va se substituer aux mots, l'évocation poétique va remplacer toutes explications impudiques, la narration ouvertement cinématographique va annihiler toutes velléités inquisitrices. En s'entourant judicieusement (Arnaud Cathrine pour le scénario, Jerzy Palacz pour la photographie), il déserte le cercle privé et confère à sa démarche une dimension universelle, impliquant son spectateur dans une quête de vérité qui a tout de l'enquête policière, menant une analyse psychanalytique dans laquelle chacun peut se reconnaître : avec Carré 35, en effet, il s'agira moins de dévoiler un secret de famille que d'aborder des peurs ou des préoccupations communes (la mort, le deuil, l'anormalité...).


Pour ce faire, il impose à son récit une tonalité particulière, étonnamment douce et poétique, nous entraînant bien loin des règlements de comptes et de l'aigreur familiale. Une douceur que l'on ressent à travers les échanges avec les parents, filmés en champ/ contrechamp, mais qui ne versent jamais dans l'interrogatoire. Bien au contraire, les silences sont respectés, tout comme les incohérences ou les contradictions manifestes. Le ton est à l'apaisement et l'instant propice aux confidences. La caméra en tire d'ailleurs profit, présente sans être intrusive, elle filme ces moments de vérité dans lesquels un homme et une femme font comme ils peuvent pour faire face à l'innommable. La poésie, quant à elle, on la retrouve dans la mise en images (avec ces vagues charriant un secret, ces nuages défilant comme le temps, ces photos révélant l'absence...) ou encore dans le choix des mots (cette tristesse que l'auteur évoque lors de la visite d'un cimetière pour enfants, ces phrases empruntées au roman La porte des Enfers pour évoquer la douleur d'une mère qui vient de perdre son enfant). En s'autorisant certaines digressions, comme lors de la visite d'anciens abattoirs, c'est la puissance du symbole qu'il fait sienne : des crochets rouillés, un lieu hanté par les fantômes de ces bêtes autrefois tués et un mur tagué viennent délivrer un message lourd de sens : « It's all about memories ». Tout est là, tout est dit, dans une gravité et une solennité indicibles : pour toucher du doigt la vérité, il faut pouvoir dompter la mémoire, et éclairer ainsi d'un jour nouveau ces zones obscurcies par l’oubli ou le déni.


Sensiblement, Carré 35 gagne en épaisseur ou en consistance. La démarche initiale, qui était intime et personnelle, devient également la notre : en se penchant sur un passé qui lui est propre, Caravaca nous invite à interroger notre propre histoire. Toute la réussite du documentaire tient sur ce point précis, sur cette capacité à faire concilier histoire intime et collective. Pour ce faire, il use de roublardise et se fait habile conteur : en multipliant les indices porteurs de vérité (livret de famille, visa, film en super-huit...) et en entretenant malicieusement le mystère (grâce au montage, notamment, qui repousse à la fin du récit le témoignage édifiant du père), il confère à son spectateur le statut d'enquêteur et non pas de voyeur.


L'investigation d'un frère pour connaître sa sœur se confond alors avec celle d'un français voulant comprendre son propre pays. Le travail de recherche effectué, à partir de document d'époque ou de témoignage, lui permet de démontrer que l'individu comme le peuple sont tous les deux soumis aux mêmes mécanismes d'exclusion et de déni. « It's all about memories ! », que l'on se situe sur le plan de l'histoire singulière ou collective, tout est affaire de mémoire, d'oubli, de déni... Ainsi, il va mettre en lien le déracinement de la famille Caravaca (qui a voyagé successivement entre l'Espagne, le Maroc et la France) avec les événements historiques qui sont survenus dans les territoires coloniaux. D'ailleurs le mot même « d'événement » sera repris dans le discours officiel (des parents comme de l'Etat) pour tenter d'occulter la réalité traumatisante (la perte d'un enfant, la guerre). Quant à la maladie dont souffrait sa sœur (la trisomie 21), elle lui permet de sonder notre rapport à la normalité. En utilisant à la fois des images d'archives sur l'eugénisme des nazis et le témoignage de sa mère concernant les préoccupations sociales inhérentes à cette époque, il rappelle que l'anormalité a toujours été mal perçue. Effacer toutes traces de difformité, cela revient à tenter d'oublier ses propres défaillances, ses propres tares ou imperfections.


Eric Caravaca ne juge pas et essaie de comprendre, rendant ainsi sa démarche aussi noble qu'émouvante. Si l'absence d'image, d'une sœur ou d'un mort oublié, a fini par empoisonner l'histoire, grande ou petite, c'est bien par sa présence que la catharsis va se réaliser et les plaies se guérir. Ainsi, il filme et laisse parler le pouvoir évocateur de l'image, le seul à même de pouvoir faire briller la vérité et de « lier la vie et la mort ». il filme alors son père allongé sur son lit de mort, tranquille et apaisé, avec la même tendresse qu'il déploie à l'égard de son fils couché dans son berceau. Le cycle est rompu, sans cri ni règlement de comptes, les souffrances peuvent s'apaiser, même autour d'une tombe, mère et fille sont enfin réunies. Une prouesse possible uniquement parce que le silence mortifère, entretenu par les non-dits et le déni, a été balayé par la plus belle des éloquences, celle de l'image.

Procol-Harum
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le 22 mars 2023

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