Voir le film

Il fallait bien qu’on y arrive : puisque Netflix diffuse et produit du contenu, il était évident qu’on finirait par jouer avec la possibilité de l’interactivité. Après tout, c’est aussi là la spécificité du streaming que de pouvoir bifurquer dans sa diffusion sans être un produit définitivement gravé ou téléchargé.


Voici donc un épisode spécial de la série Black Mirror qui nous propose, à intervalle régulier, de choisir la suite du récit par un clic sur une des deux propositions au bas de l’écran. On pourrait trouver très superficielle l’idée de déterminer quel paquet de céréales fera le petit dej du protagoniste si l’on ne se demandait à chaque fois quelles seront les conséquences d’un tel choix.


Le récit progresse ainsi avec cette petite excitation assez insolite qui concerne moins ce qui se déroule à l’écran (une histoire somme toute assez banale d’un concepteur de jeu vidéo qui, en adaptant un livre maudit, semble condamner à reproduire les errances psychotiques de son auteur) que le deuil de ce qu’on ne pourra voir : que ce serait-il passé si j’avais dit oui à la proposition d’embauche au bureau pour que mon personnage travaille en équipe ?


L’expérience est ainsi plutôt amusante, pour peu qu’on accepte un procédé qui brise pas mal toute possibilité d’immersion. La longueur des plans lors des séquences de choix et la jonction qui suit cassent le rythme, et créent une distance qui n’est pas forcément en accord avec les angoisses que le récit est censé procurer.


Ce processus est assumé, voire renforcé par toute la mise en abyme du récit visant à la conception d’un jeu vidéo qui, justement, procède par une successions de choix, et montrent un protagoniste qui, progressivement, a des doutes quant à son libre arbitre face aux décisions qu’on prend pour lui, parfois en dépit du bon sens. Le segment mettant ainsi Netflix directement au sein du récit, et nous permettant de communiquer avec le personnage est plutôt amusant dans ce sens.


Le problème, c’est l’architecture générale, elle aussi explicitée par la référence à Pac Man. On peut mener l’histoire dans des impasses qui nous proposent des récits alternatifs par des retours en arrière vers d’autres choix. Étrange sentiment que cet inachèvement, réservé normalement au jeu vidéo et ici directement branché sur la fiction. Le recours au réveil brutal d’un rêve est sacrément agaçant, et redondant si l’on décide d’explorer plusieurs branches, et même si l’on satisfait une curiosité (Netflix, ou Pax le monstre, ou PAC le complot), tout cela tourne un brin en rond et nous donne un surplomb sur la structure d’ensemble qui nous met davantage du côté des scénaristes que des spectateurs.


C’est surtout ce trajet qui reste en mémoire : une avancée vers une impasse, un retour laborieux en arrière avec rappel en forme de bande-annonce, et une bifurcation vers une nouvelle proposition qui, invariablement, se dirige vers un échec. Mais de qui ? du spectateur par ses choix, du personnage par sa docilité inconsciente ou du scénariste par les limites de son expérience ?
Cette expérience paradoxale de la liberté fait tout l’intérêt et la limite du procédé : l’expérience du deuil évoquée plus haut aurait à mon sens été plus intéressante : proposer de réelles trajectoires uniques, qui imposent au spectateur de tout recommencer s’il voulait savoir. Là se serait réellement posée la question du destin, et la forme du récit aurait affirmé sa singularité par rapport au concept exclusif au jeu vidéo de la résurrection constante. Cet entre-deux laisse un sentiment mitigé : l’excitation réelle provient d’avantage des questionnements face à ce qu’on n’a pas obtenu que de se trouver face au buffet à volonté des trajectoires possibles. C’est tout simplement la différence entre le désir et sa satisfaction, qui fera que le premier sera toujours plus intense que la seconde.


(6.5/10)

Sergent_Pepper
6
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à ses listes OFNI (Objet Filmique Non Identifiable), Vu en 2018 et Netflix

Créée

le 31 déc. 2018

Critique lue 3.8K fois

132 j'aime

4 commentaires

Sergent_Pepper

Écrit par

Critique lue 3.8K fois

132
4

D'autres avis sur Black Mirror: Bandersnatch

Black Mirror: Bandersnatch
Vonsid
7

Le concept m'a séduit, le scénario m'a frustré

Avant de commencer à lire, je recommande chaudement d'avoir fini l'épisode, et même d'avoir expérimenté plusieurs pistes, car je vais spoiler allègrement les embranchements du scénario Le...

le 28 déc. 2018

125 j'aime

17

Black Mirror: Bandersnatch
RomainGlbt
4

Critique de Black Mirror: Bandersnatch par Romain Glbt

Sans avoir le temps de m'en créer une attente, cet épisode a réussi à me décevoir. On nous vend un épisode qui imbrique différents choix et différentes fins selon les décisions du téléspectateur. Ok,...

le 28 déc. 2018

45 j'aime

12

Black Mirror: Bandersnatch
ClémentRL
2

Critique de Black Mirror: Bandersnatch par Clément en Marinière

Il existe des Arlésiennes tenaces : robots dotés d'émotions, voitures qui volent ou nourriture qui se cuisine elle-même sont autant de vaines curiosités issues de nos fantasmes futuristes. Parmi...

le 4 janv. 2019

34 j'aime

2

Du même critique

Lucy
Sergent_Pepper
1

Les arcanes du blockbuster, chapitre 12.

Cantine d’EuropaCorp, dans la file le long du buffet à volonté. Et donc, il prend sa bagnole, se venge et les descend tous. - D’accord, Luc. Je lance la production. On a de toute façon l’accord...

le 6 déc. 2014

766 j'aime

104

Once Upon a Time... in Hollywood
Sergent_Pepper
9

To leave and try in L.A.

Il y a là un savoureux paradoxe : le film le plus attendu de l’année, pierre angulaire de la production 2019 et climax du dernier Festival de Cannes, est un chant nostalgique d’une singulière...

le 14 août 2019

701 j'aime

54

Her
Sergent_Pepper
8

Vestiges de l’amour

La lumière qui baigne la majorité des plans de Her est rassurante. Les intérieurs sont clairs, les dégagements spacieux. Les écrans vastes et discrets, intégrés dans un mobilier pastel. Plus de...

le 30 mars 2014

615 j'aime

53