Tout art propose ses expériences limites : le cinéma de Carlos Reygadas les alimente, à l’image de celui d’Apichatpong Weerasethakul, par une combinaison inédite de lenteur et de choc.


La première séquence synthétise cette problématique : un très long et lent plan-séquence par d’un gros plan sur un visage descendant sur le torse d’un homme obèse et assez âgé, avant de révéler qu’une jeune fille pratique sur sa personne une fellation. La question du cadre, essentielle, et de la lenteur avec laquelle la caméra se déplace, induit forcément la question de la crudité de l’image à venir : jusqu’où ira l’explicite ?


Jusqu’au bout.


Cette alliance est le nœud même d’un récit extrême, où il sera question de sexe pur, de péché et de rédemption. Marcos, chauffeur d’Ana, fille de son patron, a enlevé un bébé, pratique fréquence au Mexique, mais celui-ci est décédé en captivité. Sa relation à Ana qui se livre apparemment à la prostitution va lui permettre une désinhibition sur tous les plans : sexuelle, bien entendu, mais aussi langagière et finalement morale.


Reygadas procède sur un mode hypnotique, et met en adéquation le fond et la forme : la durée hors norme de ses plans ne s’accommode pas d’une hiérarchie particulière : on sera ainsi amenés à contempler avec la même acuité un étalage dans un couloir de métro qu’un couple en plein coït, la laideur naturaliste d’une ville lépreuse que des corps obèses, la jeunesse insolente d’une femme qu’un paysage montagneux.


Tout semble pourtant lié, et l’osmose qui se dégage de ces séquences, leur force hypnotique peut conduire le spectateur – averti et consentant, cela va de soi – à une rythmique qui rend possible son parcours et son dénouement en forme de catharsis.


Dans ce film, toute la question est en effet celle du surgissement : regarder la laideur en face, excéder la durée normée d’une séquence, abolir les catégories traditionnelles de la morale, de l’amour ou du simple contact humain génère une tension nouvelle. Le spectateur, éprouvé, développe une attente, qu’on pourrait même qualifier d’appréhension, et sait qu’une déflagration (esthétique, narrative ou philosophique) finira par advenir. Ainsi du sexe et des déplacements de caméra qu’il occasionne, pivot d’une errance spatiale qui semble mimer la sublimation de l’échange charnel par l’accès à une autre forme de contact, et la précipitation de la conscience du personnage à une nouvelle étape, bien que toujours aussi mutique et enfermée dans sa prison de chair épaisse.


La question de l’appréciation reste donc ambivalente. Reygadas ne cherche évidemment pas à plaire, mais ce serait une erreur que de penser qu’il s’est fixé l’inverse pour objectif : la nuance entre déplaire et choquer est de taille : le choc de certaines images, le choc vécu par le personnage principal, sont autant de paliers vers une forme de transcendance à laquelle nous invite le cinéaste. Celle-ci n’est pas nécessairement accessible, tout au plus l’aurons-nous entrevue au détour de certains instants suspendus ou étonnamment écarquillés.


Mais l’expérience vaut qu’on la tente, rien que pour appréhender l’étendue des possibles en termes de cinéma.


(6.5/10)

Sergent_Pepper
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le 6 juil. 2017

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