Que la sélection cannoise 2019 ait été résolument politique et sociale n’a rien de véritablement surprenant. Le point commun d’un certain nombre de métrages de la compétition fut d’opposer à l’oppression l’organisation assez flamboyante d’une revanche, qu’on en juge par la Palme d’or elle-même, Parasite, mais aussi Les Misérables, Atlantique ou ce nouvel opus de Kleber Mendonça Filho, coréalisé avec Juliano Dornelles. On retrouve une thématique qui structurait déjà ses deux premiers films, Les bruits de Recife et Aquarius, et qui oppose deux espaces : l’un, établi, face à l’agression d’un nouveau venu, parangon du capitalisme par le biais de sociétés privées bien décidées à rafler la mise, quelle que soit l’histoire et la tradition de ceux qui y vivaient paisiblement jusqu’alors.


Alors qu’il jouait jusqu’alors sur des lieux restreints (un quartier, un immeuble), Bacurau élargit la problématique à l’échelle d’un village entier, perdu au milieu d’une région condamnée à être civilisée malgré elle. Les échos avec la très préoccupante situation actuelle du Brésil sous sa nouvelle présidence, déniant les questions écologiques comme ses populations indigènes, sont évidemment tous sauf fortuits.


Fable dystopique, western d’anticipation, Bacurau brouille les lignes pour donner à voir une époque où la recherche effrénée du profit entraîne chaos et confusion.
D’un côté, la communauté autochtone, où le folklore a encore ses droits, du choryphée avec sa guitare chambrant les touristes aux cérémonies à dimension familiale en passant par une figure de chef de village mêlant compétences médicales à un attrait déraisonnable pour la boisson. Les corps s’expriment, la terre prend toute la place, et la communauté, sans être idéalisée, est saisie dans son authenticité.


De l’autre, l’intrusion se fait d’abord sur quelques ressorts technologiques (le camion vidéo du préfet en campagne, les drones, la sonorisation par les liaisons micro) avant de révéler son vrai visage, autrement plus symbolique : en coupant le village du reste du monde, en le faisant disparaitre des cartes, cette annihilation fictionnalise avec férocité la façon dont les sociétés privées vampirisent progressivement toutes les ressources collectives.


Le thriller peut alors commencer. Il occasionnera de belles séquences lorsqu’on est du côté des villageois (le cache-cache des enfants, le couple de vieux naturistes dans leur cabane), mais s’embourbe à plusieurs reprises lorsqu’il s’agit d’expliciter les intentions des agresseurs. La contre-communauté sous l’égide d’Udo Kier (qui fustige le cliché l’accusant d’être un nazi tout en cumulant tous les poncifs imaginables du méchant) explicite sans cesse sa vénalité, transpose à l’image sa perversion (ainsi, on copule férocement pour fêter un nouveau meurtre) et distille un discours raciste en hommage aux vainqueurs colons qui lasse et embarrasse par ses redondances.


C’est d’autant plus regrettable que la dernière partie fait fi des discours pour prendre à bras le corps le genre du western et occasionner un affrontement digne des classiques, avec village désert en embuscade, et règlements de compte pour Les chasses du Comte Zaroff. Les applaudissements du Grand Théâtre Lumière face à un tête éclatant en gros plan témoignent de la tension cathartique mise en place par le duo de réalisateurs, et de cette étrange jubilation dans l’explosion de violence qui clôture le récit. A la barbarie capitaliste s’oppose donc celle, ancestrale, d’une communauté qui joue avec ses propres règles pour conduire la fable vers l’épaisseur d’une mythologie où le folklore retrouverait ses pleins droits.


Mais le récit ne dure qu’en temps : une phrase, en guise d’oraison funèbre, vient tragiquement reconnecter la fiction avec le réel qui l’a vue naître : « Tout ceci n’est que le début ».

Sergent_Pepper
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le 27 sept. 2019

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Sergent_Pepper

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