Les épaules de Joachim Trier devaient être bien alourdies de pression quand il a tourné son nouveau film, Back Home (anciennement baptisé Louder than Bombs, le film a perdu son titre, suite aux attentats parisiens de Novembre, à peine quelques semaines avant la sortie du film). Son précédent film, Oslo 31 Août a eu un succès considérable tant auprès du public que dans les colonnes des magazines spécialisés. Ce film mélancolique exprime avec beaucoup de poésie mais aussi de maîtrise le sentiment du protagoniste de ne pas être à sa place, nulle part ni à aucun moment. Sans atteindre le paroxysme vécu par Anders, le héros de Oslo, 31 Août, ce mal être a sans doute été ressenti par nombre de spectateurs très empathiques par rapport au personnage, et par rapport au film.


Une grosse pression donc pour ce jeune cinéaste dont le présent long métrage n’est que son troisième. Dès la première très belle image, une main d’adulte qui tient et joue avec celle d’un nouveau-né, le parti pris esthétique est annoncé, de magnifiques gros plans, des jeux subtils sur la profondeur de champ, beaucoup de scènes de rêves permettant les plans les plus imaginatifs tels cette image d’Isabelle (Isabelle Huppert) flottant dans un désert.


La petite menotte, c’est celle d’une autre Isabelle, la petite fille de la première. Le spectateur entre dans l’histoire de cette famille endeuillée, via la naissance d’un bébé, celui de Jonah (Jesse Eisenberg), le fils aîné de Gene (Gabriel Byrne) et d’Isabelle. Jonah a oublié le repas qu’il a apporté à sa femme Hannah (Amy Ryan) à l’accueil de la clinique, et on comprend assez vite que le jeune homme est un peu absent à lui-même, pas entièrement dans l’euphorie malgré l’événement joyeux de la naissance de sa fille. Jonah a perdu sa mère deux ans plus tôt dans un accident de voiture, et ceci explique peut-être cela, on ne sait pas précisément à ce stade.


Quand Gene prépare avec l’agence de photographes une exposition sur sa femme défunte, ancienne reporter de guerre, on en apprend un peu plus sur cette dernière, et sur les circonstances spéciales de son décès. Gene appelle alors son fils Jonah à ses côtés pour l’aider à préparer cette expo, et à préparer son cadet Conrad (Devin Druid) à affronter ces nouvelles informations.


Le film de Joachim Trier est axé autour de l’absence de cette femme, Isabelle, une mère, une épouse et plus encore, mais aussi et peut-être surtout une reporter de guerre, vivant entre deux vies, navigant entre les morts, ne faisant plus vraiment partie de sa famille bien avant de disparaître. Cette absence est comme une quenouille qui dévide des pelotes de toutes les couleurs, qualifiées par certains d’éparpillement, mais qui pourtant font le socle de la réussite du film : chaque personnage est caractérisé de manière précise, à la fois dans sa dimension personnelle propre, mais également sous l’influence du deuil qu’il est en train de vivre. Le cinéaste s’attache également à dépeindre brillamment les relations interpersonnelles qui évoluent de manière à la fois subtile, fluide et dynamique. Rien n’est saccadé, rien n’est gratuit, et même les quelques effets de style qui parsèment Back home ne sont jamais posés là par hasard.


Il va donc aborder aussi bien les balbutiements amoureux de Conrad, mal dans sa peau et donc dans sa confiance en soi, que les doutes de Jonah qui s’est engouffré très jeune, trop jeune, dans une vie familiale stable pense-t-il, aux antipodes du couple de ses parents, imagine-t-il ; le cinéaste va s’intéresser au nouveau départ de Gene en tant qu’homme et à ses difficultés croissantes en tant que père ; il va également esquisser une belle relation fraternelle entre Jonah et Conrad, faite de tendresse rentrée et d’inquiétude mutuelle l’un pour l’autre. Et bien sûr en filigrane de tout cela, flotte le personnage d’Isabelle, de toutes les Isabelle telles que chaque protagoniste en a le souvenir…


D’aucuns parlent d’un film ennuyeux. Il ne se passe en effet rien d’autre dans le film que la vie qui s’écoule, rien d’autre que les sentiments qui s’éprouvent, rien d’autre que les émotions qui submergent, le tout dans un écrin soigneusement sculpté par le cinéaste, avec une lumière éclatante et froide à la fois, et des mouvements de caméra très maîtrisés. Un film intimiste donc, mais assez drôle, le contraire de l’ennui... Les acteurs internationaux choisis par Joachim Trier pour son premier film en langue anglaise, tourné dans la région de New-York, jouent idéalement les partitions co-écrites avec Eksil Vogt (réalisateur de Blind, un film pas tout à fait du même acabit, dont on peut lire la critique ici) : sobrement, tout en intériorité. Isabelle Huppert notamment est une fois de plus au sommet de son art, faisant naître l’émotion avec un minimum de mouvement et de parole…


Une mention spéciale est à porter au crédit du jeune Devin Druid, qui promène avec beaucoup de talent son air buté et mélancolique, à la manière des personnages du Palo Alto de Gia Coppola, autre film bien vu sur le mal-être d’une certaine jeunesse d’aujourd’hui.


Cinéaste de l’intime, Joachim Trier a transformé avec Back Home l’essai de Oslo, 31 Août, alors même que les conditions étaient réunies pour accoucher d’un film casse-gueule (ouverture à l’international, casting all star, minimalisme du traitement…). Un beau cadeau sensible de fin d’année…

Bea_Dls
8
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le 11 déc. 2015

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Bea Dls

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