Athena
5.6
Athena

Film de Romain Gavras (2022)

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Le chaos a toujours été la source d’une fertile jouissance : un cri de vengeance pour ceux qui y agissent, un délire de puissance pour ceux qui l’ourdissent, une fascination pour ceux qui le contemplent. À la source même des œuvres fondatrices, sa représentation tient d’un paradoxe fécond : mettre en forme le désordre, orchestrer l’anarchie, et composer l’ample mélodie de la destruction.


Athena en est le vibrant témoignage : son virtuose plan-séquence inaugural prend à bras le corps cette fureur, sonde sa pulsation et la sème dans un dédale de béton pour magnifier une émeute d’ampleur au sein d’une cité. On pourra longuement deviser sur la maîtrise formelle dont fait preuve ici Romain Gavras, qui parvient à combiner les tours de force technique (passage d’un appareil au travers d’un véhicule roulant à tombeau ouvert) et la restitution d’un événement aux proportions épiques. Toute la première partie du film consiste ainsi en une topographie de la guérilla, sur la dalle barricadée d’où les émeutiers canardent les forces de l’ordre de tirs de mortiers, artificiers d’un son et lumière hors de contrôle. Le sens visuel est souvent stupéfiant, notamment par la gestion des foules en plans d’ensemble, et la structuration dramaturgique de la profondeur de champ, où la fumée, les explosions et les corps à corps creusent un parcours qui semble ne jamais devoir s’achever.


Si le formalisme est ostentatoire, la situation au service de laquelle on le propose semble le légitimer : dans cette révolte à la suite d’une bavure, il s’agit de mettre le feu pour attirer le regard, d’imposer la cité sur les écrans, au point de balancer un frigo des toits en synchronisation avec les objectifs des chaînes d’info en continu. La musique qui lorgne du côté des chœurs sacré achève de lustrer cette émeute d’une pompe qui lui donne les grands airs d’une épopée, et les personnages dont on isolera les visages auront tout des protagonistes d’une tragédie grecque. Gavras va donc au bout d’un dispositif qui vise à faire à cumuler les archétypes, à travers une fratrie qui résumera toutes les positions possibles face au dilemme moral que pose la réponse à la violence. Les dialogues sont didactiques, les caractères fonctionnels, et la scrutation des visages toujours motivée par une iconisation qui peut à tout moment basculer dans le grotesque.


Persuadé que le parti pris mythologique transcendera son œuvre, Gavras s’en remet donc à la force visuelle de son propos, ses personnages se contentant d’hurler ou d’incarner des carricatures dénuées de toute vraisemblance (particulièrement pour les deux frères secondaires), ses figures pouvant à tout moment basculer vers de nouvelles outrances pour nous prouver la puissance néfaste des passions. Tout ce qui relève de l’intrigue se résumera ainsi à une série de situations grossières et dénuées de toute nuances, de twist putassiers (les coups de feu sur la tête de l’otage) et d’enjeux stupides (les bonbonnes placées dans le bâtiment) qui n’ont de toute façon aucune autre vocation que la victoire destructrice du tragique. Le plus malhonnête réside certainement dans cette pseudo-complexité qu’il installe sur la motivation de ses émeutiers, où un soupçon de fake news permet de déplacer grossièrement les réels enjeux sociétaux inhérents à la cité, que Ladj Ly, ici au scénario, avait pourtant su traiter avec davantage de pertinence dans Les Misérables.


Romain Gavras sait donc filmer la guerre, la foule qui s’y agite et les lieux qu’elle occupe : son œuvre est puissante, et sait capter la vibration incontrôlée de la révolte. Mais elle échoue lorsqu’elle prétend se raccorder au souffle lyrique et littéraire des tragédies qu’elle ambitionne de citer ; comme si la parole ne trouvait pas encore sa place, et que la force audio-visuelle restait encore enfermée dans les limites d’un extraordinaire clip.

Sergent_Pepper
5
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le 23 sept. 2022

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Sergent_Pepper

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