Dissection d’un hypocondriaque et hymne à l’amour

Avec sa fougue, son verbe et son pédantisme qui trahit malgré lui sa misérable condition d’hypocondriaque névrosé, Woody Allen dresse l’autoportrait chirurgical de son extravagante personnalité et livre tout à la fois un hymne tendre, une déclaration tanguant entre amour et adoration, à la gloire de sa compagne d’antan : se côtoient et s’entrechoquent alors, durant l’heure et demie qui constitue Annie Hall, le tendre et l’affreux, la candeur d’un romantique assumé et le cynisme d’un égotiste malmené; l’union symbiotique du beau et du laid que recèle en son sein Annie Hall enfante finalement de la splendide poésie allenienne, celle du temps des gratte-ciels, de l’acier et des amours mortes. S’il est vrai que l’Artiste effeuille son âme à mesure qu’il crée et matérialise sa pensée, Allen, à travers la genèse d’Annie Hall, a pour sa part adroitement déposé son cœur et sa psyché au centre du tableau, il en a fait le matériau fondamental, l’a pétri, modelé, façonné afin qu’ultimement en surgisse un propos maintes fois parcouru, retravaillé et psychanalysé. Brille alors un talent d’orfèvre qui aspire à un parfait équilibre entre créativité actancielle et virtuosité formelle.


Géante psychanalyse, Annie Hall est le pic, le cap, la péninsule d’un anxieux invétéré qui décide de réaliser son autoportrait à travers l’autodérision, mais aussi l’autoflagellation, n’omettant aucun détail, restituant au plus près son univers. Annie Hall n’est pas qu’un film; c’est la psyché imagée de Woody Allen, le labyrinthe psychologique du réalisateur. Ce sont les affres et les désirs du réalisateur juif-new yorkais qui prennent vie sur la pellicule, sa misanthropie, son inaptitude dans les relations sociales et sa paranoïa démesurée frôlant l’hypocondrie qui nous apparaissent soudainement sympathiques : faute avouée à moitié pardonnée, comme on dit.


Romantique convaincu, Allen peint l’amour à différentes échelles, alternant les phases purement primitives, celles de la spontanéité enfantine et des transports déraisonnés, avec les stades de conscience aigüe, ceux où se parasitent les sentiments profonds à coups de propos superficiels et de divagations existentialistes. Dans une effroyable lutte qui oppose la nature fondamentale de Woody Allen, misanthrope convaincu et intellectuel snobinard sans vergogne, à l’éveil passionnel dû à la rencontre des trajectoires d’Annie Hall et d’Alvy Singer, la peinture se densifie, gagne en couleurs et approfondit notablement sa vision métaphysicienne des relations interpersonnelles. Annie Hall, c’est l’histoire de la rencontre de deux êtres pratiquement identiques (et pourtant si différents) qui aboutira, à mesure que l’un et l’autre progressent, en un mélange asymétrique, dysfonctionnel et, fatalement, autodestructeur. Le déchirement de leur couple survient, lorsqu’on y regarde de plus près, à partir du moment où, ayant été forcée par Alvy à cultiver son esprit, Annie devient assez solide pour à son tour s’affirmer et renvoyer la balle à son partenaire. Il lui a offert des ailes et elle les a prises; maintenant, elle s’envole avec. Pour Allen, l’intelligence fut toujours un fardeau, et c’est encore le cas ici : la seule façon pour deux amants d’être épanouis, c’est en étant totalement vide, l’un comme l’autre (voir scène du couple superficiel). Par conséquent, leur érudition a saboté leur ménage.


Dans le chef-d’œuvre qu’est Annie Hall, Allen, avec une acuité exceptionnelle, raconte admirablement (probablement mieux que personne ne saura jamais le faire) les balbutiements d’une relation amoureuse ainsi que la rupture, lente et inéluctable, qui s’ensuit, parvenant de cette façon à saisir les relations complexes et insensées qu’entretiennent les êtres humains et, plus particulièrement, ceux qui s’aiment (notamment à travers leurs dialogues tous empreints d’une superficialité absurde). Autant il restitue parfaitement la beauté d’un amour, autant il capte le drame d’un amour qui s’effrite. Alors, lorsqu’un constant effrayant se dresse devant lui (et le spectateur), on ne peut que reconnaître l’intelligence de cet homme qui a su canaliser l’essence de la déchirure conjugale en l’espace d’à peine une heure et demie. New York n’est plus New York quand Annie n’est pas là, son départ a affadi la ville qu’il aimait tant, Alvy Singer est seul, il n’a plus personne à qui révéler ses peurs, personne avec qui rire des accoutrements d’étrangers, personne pour lui faire oublier le néant qui l’attend en fin de vie. Plus personne. Rien que la solitude, et New York.


Il prouve également son ingéniosité (qui commençait à poindre dans ses précédentes réalisations, voir Woody et les robots et Guerre et Amour) à la réalisation; entre surimpression, scission de l’image, montage effréné, rupture du quatrième mur et sous-titres trahissant la pensée des personnages, l’inventivité brille de mille feux. Fasciné depuis toujours par la magie, Allen adopte ici le rôle du prestidigitateur et s’amuse à brouiller la frontière entre réalité et illusion avec brio. Toutefois, Woody n’est pas en reste; il pousse davantage l’audace et, dans un excès maîtrise, fait de la fin de son histoire une mise en abyme de la conception d’Annie Hall. Il représente dans son film la genèse d’une pièce signée Alvy Singer qui renvoie finalement à la genèse même d’Annie Hall.


Rapidement dans le récit s’effectue un changement d’axe, le film déplace la direction dans laquelle pointe la caméra, passant d’Alvy Singer à Annie Hall, se détournant quelque peu d’Alvy pour s’intéresser à Annie qui, on s’en rend bien compte, a toutes les qualités possibles, même celles de ses défauts. Dès lors, l’œuvre tout entière d’Allen devient purement une ode à son ex-compagne, calquant de la réalité à l’image Diane Keaton en Annie Hall. Et quelle ode! Un hymne à cette femme qui vacille, craint son ambition, n’arrive pas à s’affirmer et pourtant qui porte le veston et la cravate avec une assurance désarçonnante : Woody saisit ses contradictions, mais les sublime dans des scènes qui touchent le divin. Chaque scène où Annie chante dans les bars, la légèreté et l’humour d’Alvy se dissipent afin de donner à Annie tout l’espace dont elle a besoin. La caméra, qui suit volontiers Alvy dans son effacement, acquiert une humilité fabuleuse et même plus encore, devient admirative devant la noblesse d’Annie.


En définitive, il serait facile (trop facile, sans doute) d’offrir un long et fastidieux panégyrique en l’honneur d’Annie Hall, car on y passerait des heures et des heures sans même arriver à effleurer la moitié des sujets qu’aborde celui-ci en une heure trente. À partir de cette constatation, je crois que je ne m’abuse point en affirmant (haut et fort) que la sixième réalisation de Woody Allen est un coup de génie, l’apex d’un crescendo qui n’en finit plus de s’élever et où tous les thèmes du cher Woody sont enfin réunis en une seule création : de sa phobie pour la mort à l’étranger qu’il a toujours été (même au sein de sa propre famille) en passant par l’antisémitisme dont il est victime ainsi que la perte de son rationalisme lorsque l’amour intervient, l’univers d’Allen est complet et enfante d’une magnifique œuvre où chacun retrouve un peu de soi, signe de l’universalité de l’œuvre.

mile-Frve
9
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à sa liste Woody Allen et l'autoportrait cinématographique

Créée

le 18 mai 2021

Critique lue 181 fois

4 j'aime

Émile Frève

Écrit par

Critique lue 181 fois

4

D'autres avis sur Annie Hall

Annie Hall
JakeElwood
7

A relationship, I think, is like a shark. You know? It has to constantly move forward or it dies.

Attachez vos ceintures, nous voilà partis pour 1h33 de dialogues non-stop ! Pas d'escale avant la fin du film, j'espère que vous avez pris vos précautions. Considérée par beaucoup comme une des...

le 22 juil. 2014

49 j'aime

3

Annie Hall
Peaky
8

Nicolas et Carla font leur cinéma

La scène d'ouverture d’un film est souvent révélatrice de l’ensemble de celui-ci. Woody annonce ici d’emblée la couleur en balançant deux blagounettes qui n’ont l’air de rien mais qui suivront toute...

le 16 avr. 2015

47 j'aime

3

Annie Hall
Sergent_Pepper
9

Breaking glad

Annie Hall marque une rupture très nette dans la carrière de Woody Allen, et inaugure le cycle de ses meilleurs films, où s’affirmera une patte unique, mélange d’un humour singulier, d’une réflexion...

le 27 nov. 2021

37 j'aime

3

Du même critique

Spencer
mile-Frve
9

Pétrification du désenchantement

Par-delà les parures, les joailleries et les sourires factices que revêt Diana, plumage de cristal fendu jusqu’à la pointe des ailes, se tapit le désenchantement mélancolique de la frêle et diaphane...

le 9 déc. 2021

10 j'aime

Nitram
mile-Frve
8

Un certain goût du désordre

Les raisons susceptibles de légitimer la démarche cinématographique de Justin Kurzel lorsqu’il conçoit son long métrage Nitram abondent; qu’elles relèvent du traité abolitionniste concernant...

le 20 avr. 2022

8 j'aime

Le Dernier Duel
mile-Frve
5

La vérité, une futile parure

Parce qu’il a voulu condenser sa vision et multiplier les idées irriguées par son sous-texte au cœur du troisième et dernier acte, Ridley Scott dévoile une œuvre à demie achevée, composée d’un...

le 24 oct. 2021

8 j'aime

2