Je ne sais pas. Oui, il est parfois salutaire de dire ces quelques mots. Affirmer que l’on ne sait pas, qu’un film nous échappe ou que tout simplement, il ne nous parle pas. ANNETTE n’est pas tellement un film qui se pense, qui se donne entièrement à celui qui le regarde ou qui accouche d’un avis immédiat. C’est une œuvre qui témoigne – comme souvent chez Leos Carax – de la difficulté de figer dans des mots ce qui se meut dans des images, insaisissables. Ses films sont semblables à des pantins désarticulés qui, au détour d’un instant de grâce, retrouveraient leur harmonie, leur marche, leur identité, leur fougue, leur pulsion de vie. Ce sont des œuvres de la fulgurance et ANNETTE, dans son défilé de gestes, de cris et d’extrêmes, ne déroge certainement pas à la règle. Car si un film pouvait être une fulgurance, ce serait probablement ANNETTE ; une œuvre pleine de ces instants suspendus qui font les grands films. Et pourtant, ANNETTE n’est pas cet ouragan qui emporte tout sur son passage ; c’est davantage une comète lointaine que l’on regarderait passer avec un émerveillement distant, sans que jamais elle ne vienne nous frapper ou simplement nous écorcher dans sa chute.


On avait perdu Carax de vue. Lui n’a pas perdu son regard singulier. Où était-il pendant ces 9 ans ? Il était là, dans l’ombre, derrière ses lunettes fumées, à planifier son prochain spectacle, à se faire désirer, à préparer avec les Sparks ce qui allait devenir son opéra pop et baroque, son nouveau hold-up de cinéma. Qu’en est-il de ce chant qui nous embobine ? Tout d’abord, une pensée fugitive qui a tout d’une attente : si l’on pense à la dédicace de Mauvais Sang, ce serait peut-être pour voir surgir une fulgurance : « Et maintenant, pour Christophe qui habite le Ve, de la part de Juliette qui habite le 1er, L’Amour moderne de David Bowie. » Premières notes, premiers pas, extérieur nuit, la musique prend possession d’un corps, puis Lavant s’élance et donne sa définition – définitive – de cet amour moderne, de cette fièvre de travelling, une course ininterrompue et acrobatique qui à elle-seule criait déjà son statut de chef d’œuvre. Face à ce cri du cœur, bouleversant et intense, la musique incarnait alors cet intermédiaire entre un émetteur et un destinataire ; entre un film et son spectateur. C’est ce sentiment d’une fugue effrénée que l’on serait en droit d’attendre d’ANNETTE ; une fugue belle comme du Bowie, folle comme les Sparks. Mais le sentiment sera tout autre ; même si le vertige est bien là.


Pour qui donc peut bien s’adresser ANNETTE ? Pour le cinéma de la part de Leos ? Ou bien pour la beauté du geste de la part de Carax ? On s’en souvient encore de cette ligne de dialogue de Holy Motors ; avec Piccoli assis, las, au fond d’une limousine face à un Lavant à l’autre bout, se démaquillant pour endosser un nouveau rôle : continuer pour la beauté du geste, l’injonction ne pouvait être à la fois plus claire et plus énigmatique. Et il fallait encore toute la force du « geste » cher à Carax pour imposer à notre regard l’objet – aussi précieux que difforme – qu’est ANNETTE, étrange (anti) comédie musicale où l’enchantement se fait davantage par fragments et où l’abandon qu’elle impose demande autant d’effort qu’un coup dans le bide. Car ANNETTE est une œuvre qu’il faut encaisser. Pour le meilleur comme pour le pire. Carax nous entraine dans son univers habituel, fait d’expérimentations folles, d’amours impossibles et de pulsions hors-normes. C’est le Carax des débuts – celui de Boy Meets Girl et de son lyrisme mi-noir mi-rêveur – que l’on retrouve dans cette variation tragique d’un conte opératique pensé par les Sparks ; l’histoire d’une union toxique entre un comédien de stand-up provocateur et une célèbre cantatrice d’opéra « innocente », union qui débouchera sur la naissance d’une étonnante petite fille qui donnera son nom au film. Et autant dire que la rencontre des deux entités – Carax + Sparks – fait la (presque) rime autant que des étincelles et quelques belles effusions. Sûr de son « geste », Carax envoie alors tout valser et laisse les frères Mael nous envouter. Leur création est à l’image de leur musique : décalée, audacieuse, survoltée, incomparable.


Holy Motors s’ouvrait sur du silence, sur une salle mutique, impassible, face à un écran de cinéma. Des figures dans l’ombre, toutes synchronisées sur les mêmes images. Si Carax nous confrontait déjà à notre regard de spectateur et à l’objet-cinéma, il en appelait aussi à la figure du rêveur (Leos Carax lui-même), de celui qui se lève de son lit pour déambuler dans une nuit noire, de bruits, de fureur et de rôles à endosser. Holy Motors, c’était l’ouverture du mur des possibles, une aventure lynchienne dans une projection fantasmatique qui en avait dérouté plus d’un. ANNETTE s’offre une ouverture similaire, moins posée mais bien plus enjouée, avec son lot d’apostrophes faites directement au spectateur. Désormais, le cinéaste n’observe plus son auditoire ou son film, il orchestre l’expérience depuis l’intérieur, la déconstruit sur sa table de mixage dans un espace méta-cinématographique, derrière un cadre, une vitre, un studio. Puis tout s’emballe dès que les Sparks se mettent à chantonner le commencement du film comme l’on lirait les noms sur un générique (un écho méta qui se répétera d'ailleurs lors du générique de fin) ; « So may we start », l’hymne emporte tout sur son passage. En bon faiseur d’images, Carax enveloppe le tout dans un formidable plan-séquence où l’équipe du film s’achemine dans les rues de L.A. vers cet espace diégétique dans lequel ANNETTE pourra débuter. La suite, elle, n’aura pas la même intensité.


On aurait pourtant voulu qu’ANNETTE soit sur la longueur de la même étoffe que la séquence des accordéonistes d’Holy Motors, une sorte de bulle énergique impossible à éclater, le pas déterminé vers l’avant, sans regard vers l’arrière, qui gueulerait son « 3, 12, merde » avec la même force fédératrice et romanesque. Mais ANNETTE n’est pas une joyeuse fanfare libertaire à la Kusturica ; tout au plus un « divin » orchestre dans une église qui chercherait à retrouver quelques croyants. Et c’est peut-être ce qui est beau dans le film de Carax : cette foi d’un cinéaste en son imaginaire et cette croyance – communicative – d’assister à un spectacle qui serait plus grand que nous. Cette conviction intacte permet à Carax de réaffirmer son goût pour l’opératique, pour la théâtralité et la musicalité dans un même mouvement ; opératique dans le sens scénique du terme (des décors toujours bien palpables) plus que dans la sensation procurée. Comme s’il cherchait à retrouver une forme d’incrédulité face au spectacle cinématographique, ANNETTE se pare d’une couche de naïveté dans son déroulé plutôt programmatique. Le scénario manque clairement d’épaisseur, les personnages s’avèrent un peu trop schématiques et l’histoire se révèle moins brillante que son emballage. En tant qu’unité, le film apparaît bien trop inégal, marqué par son inconstance et son incapacité à donner de la matière à cet hors-norme de tous les instants. Pas aussi imprévisible qu’on l’aurait souhaité, ANNETTE semble avoir du mal à accueillir son propre désordre, cherchant la bonne tonalité pour s’exprimer sans jamais vraiment la trouver. C’est un film de la rupture qui oscille souvent entre deux extrêmes, entre beauté et laideur, entre innocence et provocation, entre ridicule et fascination.


Un peu à la manière de Vox Lux de Brady Corbet, ANNETTE nous balade dans un monde de paillettes, dans un show lumineux et ténébreux à la fois où le kitsch ne fait pas toujours sensation. On y parle de masculinité toxique et d’emprise, de deuil et d’émancipation, de parentalité et de ficelles à tirer, de célébrité et d’amour, d’art et de passions dévorantes. On retrouve toujours ce regard cynique sur l’artificialité de l’époque, sur la perversion des mythes dans un monde déréalisé, sur cette rupture accentuée avec une « audience » qui a besoin que le spectacle accompagne la vision de la « foule ». Carax filme L.A. avec la même fascination pour le spectacle, pour l’exubérance, pour le bouillonnement humain et les sentiments exacerbés que King Vidor ; et va même jusqu’à exposer frontalement le plan final de La Foule où les rires communs face au spectacle cinématographique semblent toujours aller dans le sens d’une vampirisation. En conservant le parti-pris d’un tout chanté (ou presque), Carax cultive une sorte de lassitude, répétant l’artifice de certains comportements (le rire, les cris, etc.) jusqu’au dégoût. Et au fond, Carax continue d’interroger la pureté des images. Après la merde, la renaissance ? Bouffer des billets, des fleurs, le monde, tout cela ne suffit plus. Il faut dévorer la pellicule, la vampiriser. La déambulation dans une ville d’égouts et de nuits s’est muée en quelque chose de tout aussi chaotique, inclassable et démesuré. Une œuvre qui respire le cinéma jusqu’à en exposer sa facticité, son artifice, sa matérialité. Une comédie musicale postmoderne qui réfléchit sur elle-même ; et sur sa place dans un cinéma contemporain qui manque de telles prises de risque. Comme un Jacques Demy tenu de composer avec une gueule de bois. De l’audace, ANNETTE en a à revendre. Mais l’audace ne fait pas forcément un « bon » film. Car l’édifice est fragile. Il agace. Il menace constamment de s’écrouler. Il enivre parfois mais jamais ne parvient à briser sa belle coquille ou simplement à pénétrer la nôtre.


ANNETTE, c’est aussi des corps qui s’enlacent et qui se lassent. Chez Carax, le corps se sculpte, se tord, étreint, saute, pousse, court et éprouve. Dans ANNETTE, son Chaplin des poubelles (merveilleux Denis Lavant), bouffeur de billets et fumeur de Mendes, a disparu pour laisser place à un autre homme toxique : Henry McHenry, vraiment ? Personnage double, trouble ? Si les personnages manquent peut-être de consistance, ils peuvent compter sur leurs interprètes pour leur donner admirablement vie (ou tout du moins, une présence). Adam Driver impose ainsi sa présence physique, sorte de double du Guillaume Depardieu de Pola X – avec qui il partage une bécane – avec son visage inclassable et son jeu immense, puissant, tourmenté. L’héroïne de Pola X (Katerina Golubeva) avait elle-aussi déjà le faciès d’une Marion Cotillard en devenir ; et l’actrice d’ANNETTE parvient également à se faire discrète dans son jeu aussi expressif que fantomatique. On retrouve d’ailleurs dans la mise en images de Carax les ambitions esthétiques d’un Albert Lewin quand il s’agit de créer une atmosphère propice à l’envoutement. Toujours bien aidé par la photographie de Caroline Champetier, Carax sait créer des images qui marquent et impriment la rétine, délaissant parfois le vert de son Holy Motors pour une plus ample palette de couleurs, plus sombres encore. ANNETTE bénéficie de cet effort plastique, de ces décors tous droits sortis d’un livre de contes pour grands enfants où Pinocchio ne verrait jamais la Fée bleue le libérer.


Comme toujours avec Carax, la mise en scène regorge de trouvailles autant que de choix questionnables. Pourquoi par exemple un usage si abusif des surimpressions ? Si elles permettent de donner une présence à l’absence, d’insister sur la « hantise » qui imprègne le film, ces images doubles finissent par perdre en intensité et par nous désorienter dans leur représentation. Seraient-elles des émanations d’un regard créateur ? Peut-être. Elles en appellent à la fantasmagorie, à un cinéma de la simultanéité et de la puissance poétique : quelque part entre Epstein et Lynch, ces surimpressions expressionnistes et organiques (parfois métaphoriques) construisent un brouillage perceptif et sensitif entre les morts et les vivants, entre ce qui a existé et ce qui continue à vivre. Il y aurait peut-être aussi un peu de Jean Vigo dans ce réalisme de l’étrangeté ou l’étrangeté de son réalisme. Ces images provoquent comme une sensation d’envahissement, de « trop-plein » qui paradoxalement finit par déboucher sur du manque. C’est l’idée d’un œil postmoderne qui jonglerait entre plusieurs images continuellement, dans une valse de signes à traquer et de sens à aiguiser. Si ces effets restent minimes à l’égard du film, la même logique peut néanmoins s’appliquer à la mise en images dans sa globalité : Carax joue sur le même « envahissement » de l’espace, la même frénésie de la représentation, l’épuisement autant que la démesure formelle. C’est un peu vain, mais cela suffit à impressionner. Chorégraphié de bout en bout, ANNETTE s’impose comme un feu d’artifice (loin de celui des Amants du Pont Neuf), moins d’émotions que de fulgurances.


Mais ANNETTE, c’est aussi se faire happer par l’intensité d’un travelling circulaire, sans interruption, autour d’un chef d’orchestre (sympathique Simon Helberg) qui agite sa baguette en nous faisant vivre la musique de ses pensées. On ne retrouvera cette émotion, cette puissance, cette envolée, que dans la formidable séquence finale, portée par un visage d’enfant, une voix et un message bouleversant. Une émotion semblable à celle provoquée par Holy Motors, de cette caméra en mouvement qui s’arrête sur le visage de Denis Lavant à cette merveilleuse séquence (en)chantée dans les locaux déserts de la SamaritaineKylie Minogue s’interrogeait sur ce mélange d’identités, sur ce sentiment étrange de confusion qui hante les êtres aimés et aimants : « Who Were We ? » Séquence pleine de mélancolie, de regrets, de magie. Tout ANNETTE était déjà là, dans cette interrogation chantée : une recherche d’humanité, d’une étreinte, dans un monde réglé par les rendez-vous, par le spectacle, son artifice et la mécanique du jeu (qui n’en est déjà plus un). Et alors que notre cœur se déchire sur « Sympathy for the Abyss », Carax sait que son œuvre est désormais entre les mains du public. Mais si la radicalité du projet doit être saluée, ANNETTE n’a cependant pas réussi à m’emporter (totalement) dans sa tempête et son abîme.


Près des yeux, loin du cœur : c’est un peu ce que l’on pense face à ANNETTE, face à sa virtuosité formelle qui annihile presque à chaque fois toute percée de l’émotion. Si le film sidère à de nombreux moments, il ne parvient (presque) jamais à nous toucher autrement que par des morceaux de bravoure visuelle. C’est comme vouloir bâtir du monumental sur du vide ou un colosse aux pieds d’argile. Musicalement, l’ensemble demeure toujours fascinant, prenant et audacieux : souvent bouillonnante, la partition des Sparks se veut malléable, se tordant jusqu’à créer des ruptures, des dissonances et d’étranges mélanges. Des mélanges singuliers à l’image du groupe rebelle à l’origine de cet étourdissant spectacle et à l’image de ce réalisateur qui aura toujours préféré marcher de travers plutôt que de suivre la cadence du conformisme. Avec ANNETTE, Leos Carax tutoie parfois la grandeur, s’en approche mais finit aussi par chuter, peut-être par manque de stabilité mais certainement pas par manque de sincérité. Car ANNETTE est clairement une œuvre exigeante qui ne se juge pas immédiatement sur une « simple » appréciation : elle déstabilise, fascine, emmerde et nous perd dans notre propre jugement critique. Et c’est un crève-cœur que de ne pas pouvoir adorer ce film ; si fou, si démesuré, si atypique. On se prend un peu le truc en pleine gueule, incapable de détourner les yeux de l’écran, puis incapable de poser des mots sur ce qu’on a vu. Ces mots ne sont pas définitifs car ANNETTE est un film qui n’est pas définitif. C’est un spectacle marqué par les boursouflures autant que par les coups de génie. Une œuvre qui nous ramène à l’interrogation, encore et toujours, d’Holy Motors : la beauté est-elle toujours dans l’œil de celui qui regarde ? Mais alors, si personne ne regarde plus ? ANNETTE serait alors cette curieuse tentative de réenchanter les regards pour pouvoir y trouver un dernier éclat de beauté. Vite, avant que la mélancolie ne s'empare de tout.


Imagination is so strong


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