[Chœur]
Comment se fait-ce ?
Comment se fait-ce ?
Un truc pareil, comment se fait-ce ?


Et comment l’appeler, ce truc ? Une catastrophe, peut-être un accident industriel ? Un navet, simplement ? Une purge, soyons fous, ou tentons le diable à provoquer l’ire de celles et ceux lui vouant adoration ? Le diable, Carax l’a sûrement rencontré, et remonté des abysses, comme celles redoutées par Henry qui ne voudrait les contempler, Henry le héros pas héros d’Annette, pour livrer un tel film qui épuise, qui annihile le spectateur à la fin, en miettes son ivresse, ses émois, en charpie les limites de son bon goût. Mais Carax fait ça à chaque film, finalement : il nous teste, il nous défie. Dès fois ça passe (les grands débuts, avec Boy meets girl et Mauvais sang, encore que le temps ait fait son œuvre, assassine, sur ces deux-là), ça chavire même (Les amant du Pont-Neuf et Holy motors), et puis dès fois non, c’est juste non (le nébuleux Pola X).


Annette, c’est mille fois non. C’est non à tout. À ce tout amphigourique dont les volontés d’éblouir, de surprendre et d’entêter ne sont justement que des volontés, de pures obstinations évidentes, criantes carrément, et jamais des envies, des plaisirs de cinéma, des plaisirs de spectateur aussi. Carax, artiste maudit, artiste total, artiste rebelle, artiste tout ce que l’on voudra, VEUT que l’on sache qu’il a fait un film, pardon, un «chef-d’œuvre», dantesque et libre : le moindre plan d’Annette le vocifère, nous l’impose, nous le postillonne à la gueule. Ça commence par exemple par un plan-séquence, la base dira-t-on pour tout grand auteur qui se respecte, qui ne surprend même pas. Et puis trop flagrant, le plan-séquence. Genre syndrome Iñárritu dans Birdman, ou Cuarón dans Roma.


Le reste sera de ce bois-là. Tout est ampoulé dans cette histoire d’un couple d’artistes, Henry et Ann, que la notoriété fissure puis anéantit, et dont la fille, d’un autre bois d’ailleurs, sera la voix vengeresse. Tout est toc, du travelling lelouchien autour de ce pauvre (et égaré) Simon Helberg aux interminables scènes de stand-up pas drôles, pas une fois, pas une once (c’est comme si on pissait sur les tombes de Lenny Bruce ou d’Andy Kaufman, encore que ces deux-là auraient sans doute apprécié le geste), en passant par ces intermèdes foireux de TV people et cette affreuse scène du stade, telle une ode au moche… Pire : les mélodies des Sparks sonnent terriblement cheap (rires involontaires lors de la scène d’accouchement ou celle du cunnilingus où Adam Driver et Marion Cotillard sont obligés de fredonner en boucle, entre deux soupirs et deux coups de langue, «We love each other so much»), semblant provenir d’un fond de tiroir d’Andrew Lloyd Webber ou de Pascal Obispo. Certes, en termes d’oreille musicale, tous les tons sont dans la nature, et cette perfidie ne repose évidemment que sur l’ultra subjectivité d’un piètre mélomane.


[Chœur]
Pourquoi cela ?
Pourquoi cela ?
Sans magie et folie, pourquoi cela ?


Et puis Carax, par-dessus, surcharge, quitte à ne plus rien dire, sinon à tout dévitaliser (mais pas ses inclinations à la démesure, mais une démesure ici artificielle, trop sûre d’elle et de ses effets) ; de l’autobiographique un peu, du méta, du #MeToo, la célébrité, le showbiz, l’art, sa force et ses (dés)illusions, la violence faite aux femmes, l’amour total, l’amour malade, la vanité, le remords, le pardon, l’innocence que l’on vole à l’enfance… Dans tout ce fatras tantôt fumeux, tantôt outrancier (la scène du stade, affreuse, faut-il le répéter), les acteurs font au mieux, investissant des personnages à la psychologie grossière, en tout cas mal définie, comme une ébauche (Henry semble basculer du «côté obscur» sur commande, parce que son dernier spectacle est un échec et que tout réussi à madame), voire à une caractérisation inexistante (Ann, réduite à une simple fonction narrative, presque une annotation de scénario), et dont le destin aussi bien que le sort ne peuvent, en l’état, qu’indifférer.


Quand Driver fait, lui, dans le monolithique, regard noir tout le temps et mâchoire crispée tout le temps, paraissant incapable de livrer la moindre émotion sur un visage sans cesse figé, trop concentré à devoir chanter (non, ânonner, d’une voix sourde et gauche et très vite désagréable) tout en devant jouer et gambader et sautiller et valser, Cotillard, elle, peine à n’être autre chose qu’une idole qu’on a évidée, posée là, servant seulement de prête-corps aux vocalises de la soprano Catherine Trottmann. Et que Carax s’ingénie ensuite à faire ressembler, ô c’en est risible, à un spectre échappé de The grudge ou de Ring, avec supplément épaulettes.


Malgré l’inventivité, indéniable, de Carax et sa foi inextinguible dans la magie du cinéma (et le cinéma tout court), Annette s’apparente davantage, en usant de comparaison, et quelle autre, quelle meilleure comparaison que celle à Jacques Demy, à son Parking ringard en diable qu’à ses lumineuses Demoiselles de Rochefort. Du kitsch et du lourd davantage que de grâce, voilà, c’est Annette. Et s’il faut (re)voir et encenser un «opéra rock» qui, lui aussi, parle d’art et d’exploitation, de mort et d’amour fou, de jalousie et de succès tout en excès et en mélodies, alors on (re)verra et encensera, comme un remède à ça, le génialissime Phantom of Paradise qui a pour lui, contrairement à Annette, de ne jamais se prendre au sérieux, et de ne jamais s’enquérir de reconnaissance dans ses flamboyances. Phoenix plutôt qu’Annette : c’est, du coup, une évidence.


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mymp
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le 9 juil. 2021

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