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(Critique avec SPOILERS)


Anatomie d'une chute (2023, Justine Triet) est un film qui s'inscrit dans la mouvance naturaliste française contemporaine, par sa manière de développer des personnages aux émotions complexes, avec une parole plausible et une existence quotidienne qui les éloignent des figures du personnage-entité dramatique, qui ne vit que des choses importantes au déroulement de la dramaturgie (comme dans une grande partie du cinéma classique) ou, plus éloigné du réel encore, le personnage-fantasme vivant en dehors de ses nécessités quotidiennes et étant porteur du spectacle (le superhéros, le cowboy de western spaghetti ou le héros de film d'action).


Cependant, le film ne se cantonne pas à cela et tente d'associer à ce mode de représentation le carcan du genre (comme pouvait le faire Les cinq diables (2022, Léa Mysius) entre le fantastique et le caractère extrême d'une relation mère-fille) avec le film de procès/ film à suspense qui porte sur l'institution judiciaire la thèse suivante: Dans un tribunal la vérité n'existe pas, les mêmes faits servent de base à la construction de discours qui s'opposent selon le camp et que la verve départage.


Dès le départ le genre et le naturalisme se font face, alors qu'on débute sur une conversation éméchée sous fond de flirt, le rouage dramatique s'enclenche et l'instrumental de P.I.M.P envahit l'espace et écrase les paroles pour y mettre fin, on commence à mettre en place le conflit avant que la mort arrive et que ce même son couvre la chute puis les appels à l'aide du fils à la découverte du corps. Mais cela se fait de façon concrète, sans artifices dans la mise en scène (pas de plan particulier, un simple environnement sonore agressif) et sans emphase dans les réactions des personnages ce qui donne à la séquence une efficacité subtile.


L'après-mort est traitée avec une attention au naturel, pas de grands discours dramatiques, l'enfant passe plusieurs jours à pleurer tandis que la femme se prépare au question de la justice avec son avocat en commençant à esquisser l'idée d'une vérité sans valeur et d'un discours construit sur l'omission: puisqu'on veut vendre à la cour un suicide, il faut limiter au maximum la mention de dissensions entre la femme et son mari.


Et un an plus tard, tandis que se joue au piano un enchaînement de notes graves et frénétiques symbolisant dans la qualité d'exécution de l'enfant - qui le jouait bien plus péniblement auparavant - le passage du temps et le début des hostilités et du vrai drame dans le film, commence alors la phase de procès et son écriture d'une extrême maîtrise. C'est à ce moment que s'écrit la thèse du film sur l'assouplissement de la vérité par la rhétorique, avec des avocats faisant une bataille d'experts pour défendre la chute et les traces de sang sur la cabane comme étant synonyme d'une agression violente ou d'un accident; ou bien, transformant la rage d'une dispute en une preuve d'une vitalité de la victime, réfutant son suicide, ou au contraire d'un dernier regain d'énergie, d'une énergie du désespoir, avant un suicide. Ces échanges ne font pas que développer le suspens et faire le portrait de cette famille, ils constituent des spectacles en soi, la justice n'est plus qu'un concours de rhétorique où l'on se plaît à observer la cruauté des rhéteurs, prêts à tout les arguments de mauvaises fois pour accréditer leur thèse, prêt à discréditer le témoignage de chaque appelé à la barre et l'on rit de l'insistance avec laquelle l'avocat à charge insiste sur la subjectivité du témoignage de l'enfant, tout en sachant qu'il ne peut pas être aussi agressif avec lui qu'il l'est avec sa mère, l'accusant d'avoir pourri la vie de son mari, de l'avoir trompé quotidiennement et peut être de l'avoir maintes fois violenté.


La dispute est d'ailleurs un autre tour de force du film car elle nous fait quitter le tribunal, le temps de nous faire enfin connaître les personnages: la froideur de la femme, son refus du moralisme et sa violence à l'égard de son mari qui se réfugie dans la victimisation et cherche à tout pris à lui faire porter le poids de son échec littéraire; jusqu'à ce que l'on se rende compte par l'évacuation de la violence visuelle que l'on était encore dans un morceau de réalité tronqué, basé uniquement sur un audio ayant pour but de prouver la grande violence de la femme, mais montrant aussi, par l'existence de la preuve, qu'elle était enregistrée à son insu par son mari, déployant un nouveau jeu de deux vérités qui s'opposent et qui ne pointent pas véritablement de coupable, et que les avocats se devront de faire tenir ou dans la rhétorique du suicide, ou dans la rhétorique du meurtre.


Et l'enfant aveugle, similaire à la femme au yeux bandés et à la balance symbole de la justice, penche du côté de la défense puis de l'attaque, dans des travellings latéraux qui s'enchaînent, ne pouvant faire de choix rationnels, il vit ainsi le même dilemme que la justice et se doit de chercher les bons faits pour aider le camp qui l'arrange. Alors vient un souvenir providentiel qui atteste la thèse du suicide, à partir d'un discours du père se comparant au chien de l'enfant, qui pourrait mourir, chien qui esquive d'ailleurs de peu la mort plaçant le fils dans la même position physique - en se collant au corps pour savoir si il est vivant ou non - et de détresse, que face à celle de son père, venant redoubler dans la mise en scène, la comparaison faîte à l'oral lors de la séance du procès qui suit.


Si seulement le doute pouvait encore subsister sur la culpabilité de l'héroïne, on pourrait alors se demander si l'enfant à menti, si la mère était vraiment innocente ou si il y avait une ambiguïté tout du moins dans le témoignage, mais elle est tellement montrée comme une mère aimante et jamais placé dans un état trouble par le récit - même dans son accès de violence, qui reste dans les faits bien soft - que la résolution apparaît comme un happy end facile, où après avoir revu son fils, son chien vient se coller à elle, enfin soulagée. Le deuil est fait.

KumaKawai
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le 31 août 2023

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