L’embrasement médiatique a bien eu lieu. Des locutions assassines émergent et la toile ne respire plus. La voilà, le souffle coupé, aspergée de critiques aux accroches meurtrières ou involontairement drôles qui scandent en coeur : « American Sniper, film de propagande ». Tout cela commence fort bien ! Les nuances sont balayées d’un geste de la main. De l’ineptie à l’inertie intellectuelle, le cap est franchi. Rien de nouveau sous le soleil, pourra-t-on sempiternellement soupirer. Il y a des spectacles comme cela dont on se lasse très rapidement, surtout lorsqu’ils mettent en scène un film bien plus complexe et qui appelle à l’examen des apparences.

American Sniper n’est pas qu’un grand film de mise en scène, comme on en dénombre tant dans le genre. Kathryn Bigelow, avec le titanesque Zero Dark Thirty, imposait récemment une cassure dans la notion de manichéisme de la guerre. Son héroïne parvenait à ses fins, mais en avait-elle réellement envie ? La guerre, Ben Laden et après ? Le doute dans ce dernier plan et ce regard troublé de Jessica Chastain furent l’ultime captation d’une quête inachevée vers ce qui était considérée comme la source du mal. Ce qui semble foncièrement troublant dans l’approche d’Eastwood, c’est qu’elle se fait de façon neutre à l’égard de la guerre. Le portrait d’abord embelli de l’enfance de Chris Kyle où son père lui dresse les différents rôles auxquels peut accéder un homme pourrait être la synthèse parfaite du film. Tu seras « chien de berger », mon fils. Faire partie de la meute sans pour autant faire fi de ses principes. Il n’en demeure pas moins que la densité du film, si profonde, coriace pour chaque spectateur attentif aux subtilités infinitésimales de la mise en scène de l’octogénaire, ne permet pas un résumé si simpliste des convictions du héros. Kyle rejoint, par patriotisme, l’armée comme une nécessité, un désir profond pour accéder à son statut par la guerre. Car cette démonstration de la puissance américaine, que capte avec maestria le cinéaste, n’est pas l’axe qui est soutenu idéologiquement par Eastwood lui-même. Il suit son personnage du même oeil que le suivit son équipe, avec une ferveur trouble.

Le tour de force dans la réalisation de Clint Eastwood est d’avoir su, par le prisme de l’édification de son héros durant la guerre, créer une sorte d’écho avec sa carrière. Ponctué d’éternels retours vers son enfance, comme si le cinéaste balayait de sa caméra l’ensemble de sa carrière, on trouve chez Kyle cette même image du cowboy. Un héros prisonnier de son époque et de ses coutumes qui ne peut coïncider avec celles du pays qu’il retrouve à la fin du conflit. L’opposition, sous forme de western, que réalise le metteur en scène entre deux snipers construit le miroir des personnages qu’il a interprétés. Des héros souvent considérés comme invincibles, des visions humaines, à demi-mot, d’un pays à la puissance et au rayonnement phénoménal. Eastwood a été, comme Chris Kyle, le pion d’un jeu d’influences et de faux semblants. L’héroïsme incontestable de ce personnage crée une carapace émotionnelle du film qui ne se brisera jamais. American Sniper est d’autant plus fort dans ses effets qu’il n’use d’aucun raccourci, ni d’émotions que le public puisse aisément ressentir. En un sens, ce nombre vertigineux de débats met à nouveau en lumière la curiosité du public à l’égard de la création d’un film. La frontalité du scénario et le classicisme de la mise en scène ne laissent place à aucune faiblesse : le geste d’Eastwood est assuré, sans être mécanique. La profondeur de la psychologie de chacun de ses personnages remet le film dans une réalité un peu plus vraisemblable à la démonstration de force dont le cinéaste ne se fait que le témoin silencieux, et non l’admirateur bruyant qui agite son drapeau. Par son héros, le réalisateur ne fait qu’observer l’état de son pays et sa décadence dans les symboles qu’il a façonnés.

Difficile de percevoir le film comme le flambeau d’un patriotisme dégoulinant lorsque Clint Eastwood met consécutivement en images le désaveu presque irréaliste du frère cadet de Chris Kyle pour l’armée (semblable à celui montré dans les Brasiers de la colère de Scott Cooper) et la perte d’un compagnon blessé et rentré au pays. La vision du réalisateur est celle d’un pays perdu, foudroyé au sein même de ce qui faisait son système. Plutôt que de s’enfermer dans une lecture critique et forcément contestable de cette guerre protéiforme, Eastwood a fait le choix, à l’instar de son diptyque Mémoires de nos pères / Lettres à Iwo Jima, de pénétrer les croyances d’un pays pour comprendre les hommes qui la font. Chris Kyle courrait après les modèles qui ont forgés son éducation. La guerre était une réponse aux attentes de son père, la quête d’un enfant pour la fierté de son père. En cela, il y a quelque chose de miraculeux à voir Eastwood aborder en deux heures quinze, avec une telle efficacité, ce qu’il avait réussi en deux films, alors au sommet de son art.

Le long et dangereux combat de ces deux snipers, portés en légende dans leur camp respectif, laisserait presque croire qu’il y a un pacifisme très profondément enfoui dans le propos du cinéaste. En dépit de cultures et de pratiques opposées, ces deux personnages cherchent à alimenter leur propre légende et la protection de leur famille. Si celle de Chris Kyle est éloignée, la mise en scène sait habilement jouer en quelques séquences avec le sentiment d’impuissance de sa famille lorsqu’il est au combat. Le désir devenu si fort de faire la guerre est une manière de montrer l’aliénation des mythes américains et cette volonté d’intégrer dans le réel ce que seule la fiction pouvait faire figurer. Non seulement radicale, l’oeuvre flamboyante qu’est American Sniper est aussi celle d’un cinéaste à la hauteur d’esprit sur son monde extraordinaire. En dressant symétriquement les destins croisés de deux snipers, la réalité du front et celle à l’arrière, où la bataille est intime, Clint Eastwood montre que, plus que quiconque, sa connaissance du cinéma et de son pays crée une symbiose qui permet à ce métrage d’être aussi viscéral et terrible. A défaut d’avoir mis tout le monde d’accord, l’Américain aura au moins rappelé que le cinéma, s’il n’a pas comme vocation à retranscrire la réalité la plus parfaite, peut user de personnages pour n’en montrer qu’une facette, la plus personnelle aux yeux de l’artiste. Plus qu’un bon film de guerre, American Sniper est un fascinant western dans un monde qui nous semble si familier et si terrifiant, celui des emblèmes.
Adam_O_Sanchez
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le 26 févr. 2015

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