Le problème d'American Sniper réside-t-il dans son idéologie? Est-ce que je déteste ce film à cause de ses idées? Car il faut bien reconnaitre que son idéologie pue la merde.


Au minimum on peut dire qu'il commet le crime, aujourd'hui courant, de la banalité, de la vacuité qui s'exprime dans le prêt-à-penser linguistique. Déjà Full Metal Jacket brocardait le cliché jusqu'à la nausée "ain't war hell?", même le 13 hours de Michael Bay varie le bon vieux "fog of war" sans savoir ce que ça veut vraiment dire. Oui, la guerre c'est pas bien, c'est violent, les lignes entre le bien et le mal sont atténuées jusqu'à disparaitre, blablabla. Mon avis sur la question est que si on n'a que ça à dire, c'est vraiment pas la peine, c'est du réchauffé. Pire, c'est devenu activement réactionnaire: oui, la guerre c'est dégueulasse et incompréhensible, mais qu'y peut-on? C'est une réalité de la vie, le monde est ainsi fait, ma bonne dame, à qui le dites-vous! Même des films que je crois bien intentionnés tel Hurtlocker ou Zero Dark Thirty, et quand on y pense, même les daubes de Marvel, participent activement à cette normalisation en vivant sans problème dans ce monde de la guerre sans fin. Afghanistan, Irak, Syrie, Ukraine, les guerres ne finissent plus et ne sont plus que des bruits de fond faciles à ignorer. Au bas mot le choix de s'en tenir à l'histoire de Chris Kyle est au moins la reconduction de cet abandon. En gommant le contexte on peut ainsi faire l'économie d'une réflexion laborieuses sur le pourquoi du comment. C'est pratique mais c'est aussi très pauvre, et malheureusement Eastwood n'a pas en lui le brio putassier de Bigelow ou Bay pour habiller avantageusement la trivialité, comme on habillerait une truie d'un tutu.


Au maximum on peut dire que American Sniper est l'apologie d'un outil plus que volontaire d'une des guerres les plus monstrueuses du passé récent, déclenchée par des menteurs éhontés pour des motifs aussi vagues qu'inavouables, et qu'il glisse sous le tapis un contexte embarrassant de mensonge, de propagande raciste et de militarisme impérialiste (je n'irai pas jusqu'au point godwin mais l'idéologie de l'exceptionnalisme américain n'a au moins rien à envier dans sa monstruosité bornée au Rule Brittania de l'Angleterre disraelienne). Dans ses pires moments on peut même le soupçonner de faire activement la défense de l'invasion de l'Irak en peignant un tableau aberrant de schématisme de la population locale. Cela pourrait se défendre s'il s'agissait d'une expression de la perspective du personnage de Kyle mais est-ce ce que le film ambitionne? Dans une certaine mesure, je pense, mais en tout cas, c'est cinématographiquement foiré. Si c'était vraiment l'idée de départ, sans doute aurait-il mieux valu que Spielberg réalise le film. On peut penser ce qu'on veut de Steven, mais au moins est-il plus efficace dans la création d'une mise en scène subjectivante. Le film est sabordé par un trou béant de perspective.


Car pour que tout cela devienne accessoire il eut pu suffire que le film réussisse son but premier, celui de faire le portrait de son sniper américain. Eastwood lui-même a dit que le film parle avant tout de l'effet de la guerre sur un homme et il faut bien lui reconnaitre que c'est la seule chose qu'il a presque réussie... mais quand même foirée! S'il s'agissait vraiment d'exprimer la rançon de la violence, était-il vraiment nécessaire, voire même sensé, d'introduire une histoire bidon de sniper ennemi ou de super-méchant syrien**1**? N'était-ce pas assez d'avoir affaire à un type qui a dans la vraie vie véritable buté près de 300 hommes, femmes et enfants sans jamais exprimer le moindre remord? Fallait-il catapulter dans l'histoire un élément aussi romanesquement grotesque? S'il voulait faire Stalingrad, il fallait faire Stalingrad, prendre quelqu'un de plus beau que Bradley Cooper et carrément lui bricoler une histoire d'amour avec une rebelle kurde. Mais dans American Sniper, cette partie rame complétement dans le sens inverse du reste du film et ruine toute ambition de traiter sérieusement de l'impact de la guerre sur la psyché de son relatif héro. Ici encore, l'absence de perspective du film et son incapacité à nous inviter dans la perspective de Kyle ruine son propos avoué. Car en vérité, le vrai Chris Kyle était un personnage bien plus intéressant que son fantôme à l'image. Ici lissé à l’extrême, réduit à des clichés (le père autoritaire, la chasse,... en fait il n'y en a même pas beaucoup), ce qui aurait pu être une étude intéressante sur la question de la masculinité toxique qu'implique l'idéologie martiale ou un cas d'étude intéressant sur la récupération d'un homme par la propagande réactionnaire, devient ici un petit monsieur tout le monde juste un peu plus doué que les autres à expédier les bronzés ad patres. En prenant le Kyle officiel pour argent comptant (les scènes d'interview du film sont des recréations quasi-exactes de veritables interviews) le film s'autorise un héro clean, fonctionnel, loin du mythomane réactionnaire bien plus intéressant qu'il était réellement.


Entre Unforgiven et Gran Torino il semblait que Eastwood avait réussi un modèle de héro, celui du héro ambigu, en lutte avec sa propre violence, symbole d'un pays en lutte lui aussi avec sa propre violence. Mais il semble qu'à un moment il se soit lassé de cet archétype qu'il avait amené à la perfection et ait tourné son regard sur un autre type de héro, le héro sans qualité, le héro tout le monde. De ce point de vue, American Sniper est un film pivot, car il a encore un pied dans la mythologie héroïque classique. Et à bien des égards Kyle était le bon personnage à aborder pour peindre son époque. Le problème c'est qu'il n'a pas encore réussi à donner la moindre substance à ce genre de personnage et qu'ils laissent tous paraitre la triste réalité de l'idéologie de ses films et des USA modernes. Un William Muny réussissait à la parer de tragique, un Walt Kowalski d'humanité vulnérable, mais Kyle n'est qu'un ectoplasme qui donne à voir toute la répugnante et grisâtre réalité d'un impérialisme devenu aussi inhumain que routinier et qui n'arrive plus à susciter d'autre émotion qu'un fade dégout.


Peut-être ne peut-on blâmer le film que d'être trop réel, alors? Dans ce cas je ne le blâme que de n'avoir pas réussi à me duper. S'il y avait eu l'ampleur et le panache on aurait pu faire abstraction du reste.


Mais ici il ne reste que le reste, et le reste est rance.



  1. Le film prend en effet le soin de préciser que le fameux antagoniste du film est un sniper syrien, ce qui semble un détail anodin, mais qui est pourtant extrèmement révélateur puisqu'il cadre totalement avec la propagande de l'époque qui a tenté de minimiser l'impact de l'invasion US en faisant passer l'insurresction pour l'oeuvre d'agents syriens infiltrés en Irak (on retrouve certains éléments de cette idée, même si traitée différement dans Génération Kill). Par ailleurs, un autre personnage sur lequel le film glose abondamment est Al Zarkaoui lui-même, qui, alors qu'il était présenté comme le lien entre Bin Laden et Saddam et a beaucoup servi à justifier l'invasion de l'Irak, n'étatit même pas irakien, mais jordanien et rival de Bin Laden dans une zone hors du contrôle de Saddam. Encore une fois, le film présente la version officielle sans s'embarrasser de qualifications....

Listening_Wind
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le 1 avr. 2021

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