
[Série ''Dans le top 10 de mes éclaireurs : Kalopani]
Les aigrettes volatiles annoncent le printemps dans la première séquence d’Amarcord : flottant dans l’air, elles se diffusent partout, sans ordre, et poétisent un décor urbain. : cet archipel aérien, presque immatériel qu’on retrouvera à la fin du film avec les flocons de neige est le programme mémoriel de Fellini : d’une légèreté soyeuse, dans un ballet fascinant et collectif.
La mémoire est sélective ; elle isole des temps forts qui seront autant de séquences maitresse dont l’influence déterminante est la peinture et le théâtre : tableaux puissants, fortement travaillés et de grande dimension, elles encadrent la foule que constitue la comédie humaine de l’enfance de Titta.
Toujours conscient de l’artificialité de la reconstruction du souvenir, Fellini reconstruit tout : son enfance, l’Histoire, jusqu’à la mer. Porté par un avocat coryphée, le récit semble débuter sur une chronologie sage et posée : le temps de l’école, la satire emplie de tendresse pour les professeurs aux trognes d’anthologie. Mais à mesure qu’il se déroule, le film rétrospectif cristallise des scènes maitresses sans réel lien entre elles : l’oncle sur son arbre hurlant qu’il veut une femme, l’admiration du paquebot, la satire du fascisme… Fil rouge de ces moments aussi insolites qu’attachants, la caractérisation des personnages qui irradient de leur humanité aussi fragile qu’exacerbée, car méditerranéenne, les échanges et les crises. Les parents en spectacle permanent, la nymphomane, la courtisane mythologie, la voluptueuse dévoratrice. Rien d’étonnant, pour qui connait le maestro, à ce que les femmes structurent son univers originel. Le film est une véritable ode à la poussé de sève adolescente, un défilé de postérieurs qui se placent sur des selles, s’agitent, dansent, de poitrines démesurées qui aimantent et étouffent littéralement.
En toile de fond, le XXème siècle et ses tourments. La fresque rejoint par instants celle du 1900 de Bertolucci par sa reconstitution de tableaux collectifs, qui saluent la modernité avec le paquebot ou évoquent le lien à la lèpre du fascisme. Dans cette danse au fragile équilibre entre individus et nation, Fellini privilégie les premiers, et s’en tient à une vision plus poétique mais parvient à une force évocatrice similaire, notamment dans la scène où l’on fusille un gramophone clandestin qui diffuse L’Internationale depuis un clocher. Si la musique est la Résistance la plus belle qu’on puisse imaginer au fascisme, le cinéma est bien celle qu’on oppose ici à la fuite du temps et à l’oubli. Cette fuite, matérialisée par les travellings latéraux, est omniprésente. Fellini maitrise une gestion très singulière des scènes collectives, où il galvanise le tableau par le mouvement propre à son art : le long d’une rue, la foule se distribue et s’adresse souvent à la caméra, nous prenant à témoin.
La quête de la mémoire et de ses souvenirs d’enfance est l’un des plus grands motifs de l’expression artistique. Elle a le mérite de la sincérité, mais les limite de l’intimité : seul l’auteur y retrouve une émotion vécue. Les plus grandes œuvres sont celles, de Rousseau à Proust, de Perec à Tarkovski, qui diffusent l’émotion nostalgique au spectateur étranger. Fellini y parvient. Chez lui, nous sommes des passants, des visiteurs invités à la fête, en immersion, le sourire aux lèvres.