S'il obéit au schéma de base de la comédie de sexe à l'américaine (au début ils ne s'aiment pas, après si), "Allez coucher ailleurs" présente des singularités qui en font un film unique. D'abord le fait qu'il soit tourné à l'étranger, partiellement en Allemagne, et dans une Allemagne d'après guerre non pas urbaine (comme le film de Billy Wilder, "La scandaleuse de Berlin") mais rurale. Ensuite son traitement. Le sujet, et les idées qu'il véhicule renvoient à "L'impossible Monsieur Bébé" : un homme dominé par une femme. Ici, c'est encore plus explicite : le règlement de l'administration ne prévoyant, pour délivrer le permis d'immigrer, que le cas des épouses, et non celui des époux, le capitaine Henri Rochart/Cary Grant sera amené à devenir, le temps d'un embarquement, l'épouse de sa femme.

Dit comme ça, on s'attendrait à un comique troupier, un rire où on se lâche la ceinture. Mais, bien sûr, chez Hawks rien de tel. Ce qui l'intéresse c'est le contraste entre des situations absurdes mais qui s'inscrivent dans un cadre réaliste, et leur effet sur le couple, avec le renversement qui s'ensuit dans les positions entre l'homme et la femme.

Pour que ça marche, il fallait le bon couple. Et c'est le cas. Ann Sheridan est absolument parfaite dans un rôle où elle passe de la tenue réglementaire à un déshabillé qui la révèle comme la femme (très sexy) qu'elle est. En face, Cary Grant doit jouer dans un registre subtil, plus en retrait, sans que cela nuise au film ni à sa partenaire. Il a un air distant et contrarié, on dirait qu'il boude. Le fait qu'il interprète un français n'y est certainement pas pour rien.

En fait c'est sur cet aspect que le film révèle ses richesses : comme une comédie sur l' "étranger" et les incompétences ou incapacités qui s'attachent à ce statut. Rochart/Grant rate ses examens de passage : il ne parvient pas à offrir à sa femme une nuit de noces décente. Et si les tests de masculinité qui ponctuent la première moitié du film ne lui réussissent pas, ceux de féminité non plus. Et Sheridan en est désolée, on s'attend presque à l'entendre lui dire : "ça non plus tu n'en est pas capable !". L'absence de toit, dans la séquence d'errance nocturne, illustre de façon remarquable cette indétermination sexuelle, comique mais aussi terrible (on dira : plus que comique) car lourde de conséquences : exclu de partout, il est l'étranger absolu, parce que ses papiers disent qu'il est une femme et son corps qu'il est un homme.

Le monde du film est ultracodé. Parce qu'il se déroule dans un pays étranger et qu'il est question sans cesse de décoder, traduire, comprendre. Pour le dire, une "scène-clé" au début du film. Rochard/Grant arrive au Q.G. de l'armée américaine, il parcourt les couloirs à la recherche de l'officier auquel il doit se présenter. Sur chacune des portes est écrit un sigle qui correspond à un service ou un bureau spécial. On le voit déchiffrer, avec application, chacun des mots censés se cacher derrière ces sigles. Puis il arrive à la porte des toilettes des dames, qu'il commence à déchiffrer de la même manière avant qu'une jeune femme en sorte. Elle le regarde avec un regard mi-amusé mi-bienveillant. Il se fige, son regard va de la porte où est marqué "LADIES" à la femme. Il demande, mi-vexé mi-digne : "Je vous demande pardon, je cherche le bureau du lieutenant Gates.". Elle lui répond alors "Vous vous trompez de porte, c'est en face, Capitaine".
Artobal
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le 17 oct. 2022

Modifiée

le 25 janv. 2011

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Artobal

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