Ce qu'on aime dans ce film, c'est d'abord (si on a du goût) son cinéaste. Puis, si on a plus de goût, ses acteurs, son histoire et toutes les choses goûteuses qu'il vous offre. Mais alors sur ce plan, on peut s'amuser à relever, sous forme de liste, quelques unes des plus jouissives et étonnantes :


Toutes les filles, dès qu'elles tombent sur Marlowe/Bogart, sont frappées d'une sorte de fièvre sexuelle et cherchent à tomber dans ses bras, ce qui débute de façon littérale par la scène avec Carmen, la plus jeune des filles du général Sternwood. Ce qui donne dans le dialogue Marlowe-général Sternwood : "elle a essayé de s'asseoir sur mes genoux pendant que je me tenais debout"


Évidemment la sexualité est centrale : c'est un peu un ingrédient de base s'agissant de la relation Bogart-Bacall mais c'est aussi le principal sujet du film, puisqu'il s'agit d'empêcher un chantage compromettant Carmen sur des photos dont le contenu (ça n'est pas dit mais on s'en doute) est certainement pornographique. En outre les filles du général, Carmen mais aussi Vivian/Bacall, sont décrites comme des filles à la vie "dissolue". Le général lui-même, vieil homme infirme contraint de passer sa vie dans une serre surchauffée et de regarder les autres boire l'alcool auquel il n'a plus droit, explique sa situation par un "sang dépravé", ce même sang qui coule dans les veines de sa géniture et nous les représente en créatures fatales. La serre dans la grande scène d'introduction du film constitue à ce titre une métaphore parfaite. Les fleurs qui y poussent sont comme les filles du général : belles mais dangereuses, produit des passions d'un homme raffiné et immoral qui finit de se consumer à petit feu dans l'atmosphère surchauffée nécessaire à leur survie


Dans la scène on voit Marlowe transpirer à grosses gouttes en faisant honneur au "poison" interdit au général. Et ça c'est la principale force du film : son arrogance magnifique, portée évidemment par le caractère de Marlowe, qui traverse toute cette atmosphère de stupre et de crime comme dans une promenade de santé. Loin d'apparaître comme un héros, pourfendeur du crime, réparateur de l'ordre bafoué, il balade cette dégaine n'ayant rien de remarquable mais incroyablement incarnée (Bogart donne sens au moindre détail, vêtement, regard...) avec un sens de l'ironie et une puissance de séduction en alchimie parfaite avec la vision et le style de Hawks et de son équipe exceptionnelle (dont Faulkner au scénario). Pour rendre hommage au dialogue en parfaite adéquation avec le ton du film, il y a cette réplique dans la scène de la serre : lorsque le général lui demande "Comment aimez-vous votre brandy ?". Marlowe lui répond "Dans un verre". Comment aussi ne pas citer la scène anthologique où Vivian/Bacall drague Marlowe en utilisant de la façon la plus scabreuse une métaphore équestre tombée fort à propos dans la conversation. Marlowe : "Vous avez de la classe mais tenez-vous la distance ?". A quoi elle répond : "- Tout dépend de qui est en selle"


Une autre évidence : celle de l'attraction et de la séduction comme thématiques et comme caractéristiques du film. Le monde dans lequel s'inscrit l'histoire de Chandler devrait être un monde pourri, ce qu'il est sans doute puisqu'il baigne dans la pornographie, le crime et la drogue, mais l'impression recherchée (et ressentie : en tout cas par le spectateur que je suis) est au contraire celle d'un monde idéal. Pour les raisons évoquées plus haut : parce que les femmes sont belles, intelligentes, sexuellement actives, parce qu'on se situe aux antipodes d'une peinture à vocation réaliste et que les personnages sont exclusivement des joueurs sur une scène. Sur le plan formel et malgré que tout, pratiquement, soit fait en studio, à l'économie, cela se traduit par une beauté plastique qui repose entièrement sur la perfection de son agencement et de sa mise en scène. Ainsi, lorsque la pluie commence à tomber au milieu de la scène de la librairie, avec la jeune et ravissante Dorothy Malone, c'est comme si l'espace impersonnel devenait soudainement intime, en donnant à voir, au-delà de l'attraction sexuelle, l'image émouvante et fugitive du rapport qui s'instaure de façon inattendue entre un homme et une femme parfaitement étrangers. Un rapport sous la forme d'un dévoilement : à Malone, lorsque Marlowe sort sa fiole, s'apprêtant à lui verser à boire : "Je me demandais si vous deviez garder...". Malone alors se retourne et lorsqu'elle "réapparaît" devant lui, elle a enlevé ses lunettes et libéré ses cheveux, ce qui nous vaut ce très suggestif commentaire de Marlowe : "Well, hello... !"

Artobal
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le 17 oct. 2022

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le 25 janv. 2011

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