Regarder l’autre : tel est le projet de Jonas Carpignagno, qui après s’être fait rançonner sa Punto par la communauté Rom de Calabre, se prend d’affection pour ses occupants et leur consacre un court-métrage transformé aujourd’hui en long.


Regarder l’autre, c’est adopter le point de vue de Pio, adolescent bancal, entre deux âges et deux formes d’irresponsabilités : celle de l’enfant contestant l’autorité, celle de l’adulte basculant dans la criminalité familiale.


A Ciambra tisse à plusieurs reprises des liens avec l’aîné Kusturica et son Temps des Gitans : même récit initiatique plein de bruit et de fureur, même vigueur de personnages à la présence éclatante, et de similaires incursions poétiques, ici figurées par un cheval majestueux lorsqu’il affronte un brasier onirique.


Carpignagno dresse avant tout un portrait : le jeune homme est de toutes les scènes, qui alternent entre gros plans sur son visage et poursuite en caméra à l’épaule, embarquée dans un quotidien de l’urgence. C’est sur ce plan que le film est le plus réussi : l’appréhension de l’espace par les parias structure tout le récit. A l’écart, dans des bidonvilles, les Roms sont dans un mouvement continu, et Pio en est le représentant le plus mobile : il passe par les fenêtres, les passages dérobés, monte sur les toits, écoute, caché dans l’ombre, les conversations des adultes, ou attend tapi dans un recoin de pouvoir rentrer par effraction chez ceux qu’il va cambrioler. Le croire maître des lieux serait pourtant un leurre : en ajoutant à sa personnalité une phobie des espaces clos (l’ascenseur, mais surtout le train, qui va selon lui « trop vite », le cinéaste souligne habilement les limites de son champ d’action : lorsqu’il se rend à la gare, c’est pour rentrer dans un wagon à l’arrêt, y subtiliser des bagages et ressortir immédiatement. Cette stagnation, ce déterminisme entrent en tension avec les changements auxquels Pio doit faire face : les aînés vont croupir en prison, et les propositions de coups se multiplient.


Pio doit donc se débattre sur un champ miné : sa famille, repère et prison, lui apporte autant qu’elle l’entraine vers le bas : la superbe scène de l’enterrement, durant laquelle on délivre le père et le frère, résume parfaitement ces paradoxes.


Regarder l’autre, c’est aussi se confronter aux mutations d’une époque. La communauté Rom se retrouve ainsi face à de nouveaux parias, les « Africains », migrants venus chercher en Italie une nouvelle chance, et permettant, ironiquement, aux déclassés de trouver plus misérables qu’eux. Ce double regard sur les appartenances et les divers degrés de marge permet au film d’atteindre une véritable profondeur, qui dépasse le simple champ du documentaire sociologique. Des « gadjos », on ne verra à rien, à l’exception de régulières descentes de flics, uniformes désincarnés.


Le récit initiatique a aussi le mérite de ne point sacrifier au romanesque, et l’empathie de ne pas céder à la tentation de l’angélisme. Les leçons violentes qu’apprend Pio ne font pas de lui un héros, et sa destinée est loin de s’achever sur une quelconque morale.


Carpignagno, sur la crête, a donc su trouver le point d’équilibre : d’un pays, il sonde les plaies ; d’une communauté, il prend le pouls ; d’un être, il saisit avec brio les contradictions.


(7.5/10)

Sergent_Pepper
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le 22 sept. 2017

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