The Final Cut
6.1
The Final Cut

Album de Pink Floyd (1983)

Dans mon rétroviseur, les soleils se couchent...


"Maggie, what have we done ?"



Pink Floyd et moi, ça a toujours été plus ou moins ambivalent.
Pink Floyd, c'était le groupe que la plupart de mes potes écoutaient au lycée, pendant que je me découvrait un amour indicible pour la musique en écoutant Kraftwerk et les B-52's, au grand dam de la plupart de mes collègues qui ne me comprenaient pas.


Il aura fallu attendre la période des confinements pour que je retombe un peu par hasard et par erreur sur A Momentary Lapse Of Reason, album qui avait bercé mon été de transition entre la seconde et la première. Ce disque là, comme vous pouvez le lire ici, c'était mon premier véritable contact avec l'ancien groupe de Syd Barrett. Autant dire que c'est plutôt un drôle de "premier contact" étant donné que quasiment tout le monde s'accorde pour dire que Momentary est soi-disant "le plus mauvais disque du Floyd".


Pourtant, et de manière finalement assez logique, certains fans citent dans cette position du "plus mauvais album" du Floyd des albums tels que Ummagumma, More, voire, disque chroniqué ici, The Final Cut. L'histoire de cet album, tout le monde la connaît, ou presque : suite à l'enregistrement de l'album Animals en 1976, Roger Waters, bassiste et principal songwriter, décide unilatéralement de prendre le contrôle créatif de Pink Floyd. Suite à la tournée houleuse de 1977 arrive ensuite la période de The Wall, avec les hauts et les bas qu'on lui connaît. Si ce double album mythique à permis au groupe de connaître de nouveaux sommets de popularité et d'asseoir définitivement leur réputation de dieux vivants du rock, c'est également au prix, cher payé, de voir le groupe se fissurer avant de voler en éclats.



"Do you remember me ? How we used to be ? Do you think we should be closer ?"



A la suite de la bien compliquée tournée accompagnant l'album The Wall en 1981, Richard Wright, clavier et cofondateur du Floyd est remercié par Waters. David Gilmour, guitariste, et Nick Mason, batteur, se voient dans l'obligation de suivre les préceptes de Waters afin de ne pas faire couler aussitôt ce qui reste encore de Pink Floyd. Quelques temps plus tard, alors que l'adaptation filmique de The Wall est mise en boîte (non sans mal, là aussi) par Alan Parker, les trois membres restants du Floyd se décident finalement pour sortir sur un nouveau disque intitulé "Spare Bricks" des inédits de The Wall, ainsi que les chansons figurant dans la bande-originale du film.


Mais c'était sans compter sur Roger Waters, qui, un beau matin de 1982, alluma sa télévision et fixa du regard le tube cathodique, médusé par ce qu'il pouvait voir se dérouler à l'écran : après 37 ans de paix, la Grande-Bretagne, menée de la main de fer de Margaret Thatcher, entrait en conflit avec l'Argentine à propos des îles Malouines. Ce "petit" conflit fit éclater Waters de rage, qui décida aussitôt de plaquer le projet "Spare Bricks" afin de le transformer en un véritable nouvel album de Pink Floyd, composé de chutes recyclées et remaniées de The Wall, de titres composés pour le film et d'une poignée de nouveaux titres écrits spécialement pour ce nouveau projet, en partant de la situation des Falklands en guise d'inspiration.


Connu pour sa plume certes habile mais terriblement virulente, Waters s'emploie aussitôt à composer et enregistrer The Final Cut, au grand dam de Gilmour et Mason, qui se voient tous deux lentement démis de leur fonctions, quittant leurs postes au sein du "noyau" et devenant finalement peu à peu de "vulgaires" musiciens de sessions employés au bon vouloir de Waters aux côtés d'une poignée d'autres... avec les résultats qu'on connaît.



"When you're one of the few to land on your feet, what do you do to make ends meet ?"



A la sortie de The Final Cut le 21 mars 1983, le disque arrive directement n°1 des ventes en Grande-Bretagne et dans divers pays d'Europe : c'est la conséquence directe de l'explosion médiatique du groupe au tournant des années 1970. Le public, motivé par quatre années d'absence du groupe, le succès monumental de The Wall toujours en tête, se rue sur le nouveau disque. Mais les lendemains vont vite déchanter... La critique ne voit finalement en ce nouveau disque qu'un album "fainéant" et finalement peu novateur. Rapidement, même le public ne verra en cet album que le premier véritable album solo de Roger Waters, planqué sous l'égide de Pink Floyd.


Et bien, chères mesdames et chers messieurs...


Oui, en effet, Rick Wright est totalement absent des sessions d'enregistrement et sera remplacé, à tort ou à raison, par Michael Kamen, célèbre compositeur et orchestrateur.
Oui, en effet, à part deux/trois titres qui gardent un son déjà entendu dans les disques précédents du groupe, la dizaine d'autres titres témoigne d'une approche beaucoup moins orientée rock qu'à l'accoutumée.
Oui, en effet, The Final Cut est un véritable who's who des musiciens de sessions du début des années 1980, David Gilmour en tête (car oui, n'oublions pas que c'est à partir de cette période que Gilmour apparaît de plus en plus sur les disques des autres).
Oui, en effet, la pochette est signée par Waters seul (avec l'aide de son beau-frère pour les photos), et même si elle ne vaut pas la majesté d'une pochette Hipgnosis, il faut quand même admettre qu'elle possède un certain cachet.


Mais non, malgré tout, The Final Cut n'est pas un album solo de Roger Waters, tout comme A Momentary Lapse Of Reason n'est pas un album solo de David Gilmour.



"Jesus, Jesus, what's it all about ?"



Les thématiques du disque, chères à Waters, sont typiquement Floydiennes, et déjà courantes dans la musique du groupe depuis une douzaine d'années. Ici, il s'agit évidemment de critiquer les horreurs de la guerre, guerre qui à empêché Waters de connaître son père, un problème dont l'auditeur est déjà familier si il a écouté ou vu The Wall. Malgré tout, Waters profite également de ce coup d'éclat militaire british pour livrer un pamphlet assez acide concernant l'état du monde général et surtout, surtout, cracher pour de bon tout son ressentiment à la tronche de Maggie Thatcher, ce qui déplaira fortement aux deux autres membres. Les concernant, Nick Mason et David Gilmour ont beau moins briller qu'à l'accoutumée, ils sont pourtant bien présents. Gilmour se fera d'ailleurs quasiment virer manu militari du poste de co-producteur par un Waters mécontent, ce qui ne l'empêchera pas pour autant de jouer et chanter sur le disque, de manière certes un peu plus discrète qu'à l'accoutumée. On compte pour lui une performance vocale sur un titre seulement, le reste de ses interventions étants réduits à des chœurs des cris et quelques solis de guitare timides, rappelant sa présence par intermittences certes toujours bien senties à l'auditeur.


L'album comporte aussi finalement assez peu de percussions, mais Mason aura passé le gros de son temps sur les sessions du disque à enregistrer divers effets sonores qui viennent nourrir directement les chansons. Le reste du temps, Mason est remplacé pendant les sessions par deux batteurs et percussionnistes, lui laissant tout le loisir de vaquer à son autre grande passion : les sports automobiles...


Inutile, finalement, de voir en quoi The Final Cut est le magnum opus de Roger Waters au sein de Pink Floyd : autant du point de vue de la compo (il touche un peu à tous les instruments) que du chant, c'est lui qui domine ce disque.



"Did they expect us to treat them with any respect ?"



Dans sa version d'origine, cet album comporte 12 titres qui s'imbriquent plus ou moins les uns dans les autres, formant un tout homogène, racontant une sorte d'histoire qu'il faut écouter de A à Z.
C'est certainement le véritable point faible du disque : il est bien difficile de n'écouter qu'un seul titre provenant du disque, tellement le "montage" de l'enchainement des séquences est important. Et parlant de montage, il est essentiel de noter une fois de plus l'importance des effets sonores utilisés à très bon escient et enregistrés pour la plupart avec une technique étrange.


Nick Mason, comme il l'explique dans son autobiographie écrite à propos de Pink Floyd, était chargé de faire fonctionner le système d'enregistrement de son holophonique, un système développé par un "scientifique" italien donnant l'illusion d'un certain son 3D à l'aide d'un simple casque stéréo. Le son holophonique, procédé qui n'a jamais été prouvé scientifiquement,
reste cependant parfaitement adapté à un tel album (notons au passage l'autre grand album utilisant ce même procédé, le trop méconnu Dreams Less Sweet du groupe Psychic TV sorti la même année 1983).


Celui qui vous dira ne pas avoir été surpris à l'écoute de "Get Your Filthy Hands Of My Desert" est certainement un menteur : le bruitage du passage d'un avion de chasse suivi d'une explosion à très fort volume à la suite d'une partie musicale douce, voire quasiment silencieuse serait capable de réveiller un mort. Ce n'est qu'un exemple parmi d'autres, mais c'est certainement l'usage le plus frappant de ce procédé.



"I never had the nerve to make the final cut"



On notera, à cause, certainement, de la thématique militaire, une prépondérance d'instruments utilisés dans les corps armés : tambours, trompettes et clairons résonnent tout au long du disque et soulignent des passages particulièrement poignants. Par exemple, dans "The Gunner's Dream", à mesure que Waters évoque les dernières pensées d'un artilleur avant sa mort certaine à mesure que son avion s'écrase, il n'hésite pas à faire jouer ces instruments pour relever le caractère tragique de la "séquence". En plus de ces instruments, on note également l'absence quasi totale de synthétiseur et d'orgue, volonté certaine de Waters d'écarter davantage le "son Floydien" classique composé en quasi totalité des claviers de Wright, grand absent de The Final Cut. Si cette absence joue également un grand rôle dans la dépréciation de ce disque pour certains, elle est néanmoins à saluer tant Waters se permet d'apporter innovation et expérimentation afin de combler ce manque. A chacun, après tout, de l'apprécier comme il peut.


Enfin, on note également la présence de certains leitmotivs qui renforcent le sentiment d'œuvre homogène : la mélodie vocale de "The Postwar Dream" est par exemple reprise discrètement au chant dans "The Gunner's Dream" et dans "Southampton Docks". De même, le texte et la tonalité de voix de "One Of The Few" est décliné dans les breaks de "Not Now John". Ce sens du détail musical renforce là encore l'idée de scènes musicales formant un film mental, illustré lui-même non seulement par de la musique et du chant, mais également par des effets et ces leitmotivs.


Ainsi, à la manière de The Wall, The Final Cut s'écoute d'une traite, comme un véritable film sonore. Certes, j'entends les critiques qui regrettent un certain manque de musicalité, et plus trivialement, de bon gros rock. Roger Waters, devenu à l'époque le prisonnier de son égo de tyran musical réussit l'exploit de s'aliéner lui-même en allant à contrepied de tous les travaux qu'il a pu livrer auparavant. C'est ce qui va sceller pour de bon le sort de Pink Floyd et la relation déjà bien mise à mal les années passées entre Waters et Gilmour.



"Can't stop lose job mind gone silicon Star long what bomb get away pay day make hay"



Malgré tout, The Final Cut est un album qui s'écoute très bien si on fait l'effort, colossal pour certains visiblement, de se délester des attentes liées à l'écoute d'un "album de Pink Floyd".


Pourquoi The Final Cut ne serait pas un album de Pink Floyd, d'ailleurs ? Malgré tout, et à part l'absence évidente de Rick Wright, n'avons nous pas avec ce disque tous les ingrédients de la recette type d'un album de Pink Floyd ? C'est quelque chose que je n'ai jamais compris avec les fans les plus assidus du quartet anglais : dés que la musique s'éloigne un tant soi-peu de la recette de base concernant leurs albums, plus personne ne suit. Etrange, quand on sait pourtant à quel point les quatre, voire les cinq musiciens qui ont composé le groupe ont tous cherchés à se renouveler sans cesse...


Me concernant, s'il m'a fallu un peu de temps pour commencer à maitriser la discographie large du groupe, il m'a fallu plus de temps encore pour réussir à pénétrer dans l'univers sombre et torturé de cet album, un disque certainement plus sombre encore que The Wall, à mon sens, mais pas nécessairement moins bon.


J'ai réussi à faire un premier contact grâce au titre "Not Now John", le titre le plus "conventionnellement" Pink Floyd dans sa "recette" : chant de Gilmour en lead, rythmes boogie et mélodie entêtante évoquant leurs meilleurs travaux des années 70, hystérie vocale de Waters en backings, effets sonores bien sentis et fin en apothéose. Puis, c'est au moment du coucher, sur plusieurs soirées de suite, comme un livre ou une bonne série, que j'ai enfin réussi à écouter l'album dans son intégralité, et finalement, à l'apprécier de A à Z. La première écoute fût assez douloureuse : dans un état de demi sommeil, les six premiers morceaux sont passés comme une lettre à la poste. Et puis intervient l'avion explosif en intro de "Get Your Filthy Hands Of My Desert" qui m'a réveillé en sursaut me demandant si ce que je venais d'entendre était véridique ou juste rêvé, avant de me rendre compte que j'avais toujours le casque sur les oreilles...


C'est exactement ce genre de réaction que j'attends lorsque j'écoute un album de Pink Floyd, et de la musique, en général : être surpris par la production, les idées musicales et sonores. En voila donc un exemple parfait et inoubliable.


Deux autres titres me parlent pour leur qualités mélodiques et lyriques. D'abord, "The Fletcher Memorial Home", qui Gilmour lui-même considère comme l'un des rares bons titres de cet album, ce qui n'est guère étonnant puisqu'il y a dans ce titre l'un de ses meilleurs solos (qui brille par sa brièveté). J'aime énormément l'humour sarcastique de Roger Waters à propos des dirigeants de ce monde, et l'image infantile qu'il en donne reste toujours autant percutante aujourd'hui.



"Ashes and diamonds, foe and friend, we were all equal in the end"



Quand à "Two Suns In The Sunset", malgré le ton extrêmement noir voire quasi-nihiliste (l'apocalypse nucléaire), c'est certainement l'une des plus belles ballades qu'il m'ait été donné d'entendre sur un disque de Pink Floyd. Etonnant que ce soit sur cette chanson précise, placée en fermeture du disque que la musique entendue n'est plus jouée que par des musiciens de session : l'atomisation est complète, aussi bien dans le fond (la fin du monde racontée par Waters) que dans la forme : Pink Floyd n'existe même plus, des musiciens tiers jouent à leur place sur le disque, bouclant la boucle entamée avec les performances live de The Wall durant laquelle le quartet véritable était remplacé au nez et à la barbe du public par un quartet de substitution vêtu de manière identique et affublé de masques en latex pour que les imposteurs ressemblent le plus possible à leurs originaux.


Voici donc ce que je pense de The Final Cut.
Ceux qui me lisent savent à quel point j'aime les albums difficiles, autant parce qu'ils ont été compliqués à produire que mal-aimés par les fans et le grand public. The Final Cut ne fait pas exception à ce postulat, d'où ma fascination nouvelle pour ce disque en particulier. Il restera certainement parmi mes tous préférés du groupe : je le range exactement au même niveau que The Wall et Dark Side Of The Moon, juste derrière Animals et Momentary Lapse Of Reason, mes deux préférés.


Et même si je suis d'accord sur le fait que ce disque est particulièrement repoussant au premier abord, faites moi confiance et donnez lui une deuxième chance. C'est un vrai petit grower que vous tenez entre les mains ! Et, sincèrement, dans le pire des cas, je vous le promets, vous n'écouteriez ici que de la bonne poésie mise en musique...

Blank_Frank
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le 18 mars 2021

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Blank_Frank

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