Ok les mecs, faites une belle tronche de robot pour la pochette...


1978



A l'heure de la domination de la musique disco sur les ondes mondiales, un "petit" groupe allemand au concept assez révolutionnaire conçoit son album le plus connu et par la même occasion, certainement son œuvre la plus "totale".


Après nous avoir fait l'éloge des autoroutes allemandes, des émissions radio, des trains et d'un mode de vie européen, Ralf Hütter et Florian Schneider, les deux "patrons" de Kraftwerk, décident de se pencher sur un thème qui leur est cher depuis leur tournée américaine de 1975. C'est en effet à cette date, alors que le désormais célèbre groupe allemand fait la promo de son album Autobahn à travers les États-Unis, que les deux hommes repèrent les posters et autres publicités qui annoncent Kraftwerk comme les "Synthetic Boys" et surtout les "Men Machine".



Le concept de l'Homme-Machine



C'est cette dernière expression qui plaît le plus aux deux leaders. Elle traînera un certain moment dans la tête de Ralf Hütter, qui ne cesse de citer le terme lorsqu'il est interviewé entre 1975 et 1977. En rentrant des États-Unis à la rentrée 75, le groupe oublie un certain temps leurs idéaux "machiniques" pour se concentrer sur une autre idée née aux USA, la puissance des émissions de radio à travers un aussi grand pays, ce qui donnera naissance à l'album Radio-Activity. Ce dernier s'enchaine logiquement dans le romantico-industriel Trans-Europe Express.


Après le succès modéré de ce dernier album, le groupe décide de faire une pause dans les tournées pour se consacrer à leur nouvelle idée : créer des mannequins de vitrine à leur effigie. Après un certain temps, les mannequins sont prêts. Hütter et Schneider sautent sur l'occasion pour transposer leur dernière création dans un nouveau/ancien concept : "L'Homme Machine".


Inspirés par la nouvelle ère qui se forme peu-à-peu dans la société des années 70 (grandes métropoles, mécanisation intensive, voyages spatiaux...) mais aussi par les courants artistiques d'avant-garde et les vieux films expressionnistes Allemands des années 20, les membres du groupe commencent à composer. The Man-Machine est également un tournant dans l'histoire de Kraftwerk. Avec l'arrivée du séquenceur dans leur studio "Kling Klang", instrument d'ailleurs déjà utilisé à partir de 1976 pour composer Trans-Europe Express, le groupe change complètement sa façon de travailler. Après avoir pu montrer son potentiel pendant les trois années qui ont suivi son arrivée au sein du quartet, Karl Bartos, d'abord simplement engagé en 1975 comme second percussionniste pour épauler Wolfgang Flür pendant les concerts, se trouve désormais directement impliqué dans l'écriture des morceaux. L'enregistrement du premier morceau ("Metropolis", en l'occurrence) se fera par l'action de Bartos sur les tous nouveaux séquenceurs Synthanorma que le groupe venait de faire fabriquer chez leurs amis ingénieurs du son de chez Matten & Wiechers. Hütter et Schneider, épatés par la ligne de basse que Bartos a composé, décident de construire mélodie et accompagnement. C'est ici que Kraftwerk prend pleinement conscience de l'importance du séquenceur dans leur musique et décident donc de laisser de côtés les séances d'improvisation pour concentrer toutes les sessions d'enregistrement du nouveau disque sur une utilisation minutieuse et réfléchie du séquenceur.



Six titres qui changeront à jamais l'histoire de la musique électronique



The Man-Machine commence par "The Robots", grand classique du groupe, repris un nombre incalculable de fois depuis (et notamment par le groupe lui même, dans une version aux arrangements techno/house sur The Mix en 1991). Avec des riffs de synthbass répétitifs, une petite mélodie imparable accompagnée de vocalises monotones traitées au vocoder ("We are programmed just to do/anything you want us to/we are the robots"), "The Robots" frappe fort et montre tout l'intêret de Kraftwerk dans la déshumanisation de leur propre musique.


"Spacelab", second morceau de la galette joue cette fois la carte de l'espace, fait assez inhabituel pour un groupe qui, comme l'a souvent spécifié Ralf Hütter en interview, se fonde d'abord et avant tout sur les sons de l'environnement quotidien. C'est également la toute première fois que Kraftwerk montre le potentiel de la musique électronique en tant que musique dansante. Peut-être étaient-ils influencés par les hits disco de Giorgio Moroder avec l'album From Here to Eternity, dont Schneider semble être fan, ou bien de Space avec le tube "Magic Fly" sorti un peu plus tôt ? Quoi qu'il en soit, "Spacelab" fait entrer le nom de Kraftwerk dans le registre de la disco intergalactique.


"Metropolis" creuse le même sillon. Après une introduction glaçante évoquant une sirène de pompiers (du type utilisé pour les exercices de prévention atomique), le morceau part dans un riff de basse discoïde qui aurait pu avoir là encore sa place sur un disque de Giorgio Moroder. Drôle de coïncidence, quand on sait que c'est ce même Moroder qui tentera de réactualiser de manière bien maladroite le chef d'œuvre cinématographique de Fritz Lang quelques années plus tard en essayant de l'inscrire dans la culture pop des années 80 (et créant une inégale bande-son au passage).


La seconde face débute sur le morceau le plus accessible (et peut-être le plus connu) de Kraftwerk, "The Model". A l'époque de la première sortie single du morceau en 1978, rien d'extravagant, le single passe inaperçu dans les tops musicaux. Ce n'est qu'après la sortie de Computer World en 1981 que "The Model" explosera les charts anglais, alors que EMI qui distribue le single "Computer Love" décide de mettre "The Model" en face B, face que les DJ préfèrent finalement passer sur les ondes. Ce n'est qu'une preuve de plus concernant l'avant-gardisme de Kraftwerk, ne serait-ce qu'a l'échelle de quelques années. "The Model" , de manière assez ironique car apparaissant sur l'album le plus déshumanisé, est l'une des chansons les plus humaines de Kraftwerk, parlant de désir sexuel et de culte du beau, qui se veut également comme une critique pleine d'ironie de la société de consommation de l'époque. C'est également le témoignage sous-entendu de la vie sexuelle (assez débridée, paraît-il, d’après l'auto-bio de Wolfgang Flür) des quatre membres du groupe, passant alors beaucoup de temps dans les diverses discothèques de Cologne et Düsseldorf à la recherche d'une conquête...


Vient ensuite mon morceau préféré de l'album, "Neon Lights". Véritable symphonie composée pour séquenceur, ce morceau fleuve de 9 minutes fait directement écho au magnifique "Europe Endless" de l'album précédent. Construit sur une mélodie que je qualifierais de "romantique", "Neon Lights" donne dans la complainte mélancolique électronique. C'est vraiment avec ce morceau qu'on se rends compte du travail de précision mené en studio sur les séquenceurs (parfois des journées entières) afin de mesurer l'impact d'une petite variante de mélodie ou de ligne de basse. Se présentant tout d'abord comme un conventionnel morceau pop de 3 minutes, les 6 dernières minutes mettent en place un ballet de synthétiseurs arrangés dans une douce progression, toute en micro-évolutions afin de construire le morceau le plus parfait possible.


Pour terminer l'album en beauté, "Man-Machine", le morceau éponyme, est un hymne à la répétition qui évoque des machines ou des robots travaillant à l'unisson, mais également selon Schneider une interprétation sonore du constructivisme russe des années 20, tout en lignes droites sonores. C'est également une autre pierre posée par Kraftwerk sur les fondations du hip-hop : le morceau, tout comme pour "Trans-Europe Express", sera énormément samplé dans des classiques du rap.



Une certaine idée de perfection pop



Avec The Man-Machine, Kraftwerk propose une certaine idée de perfection pop. En six titres et seulement 35 minutes, le groupe résume le futur concept de techno : synthétiseur, groove funky basé sur une rythmique mécanique. C'est également l'album matrice pour un énorme nombre de formations synth-pop des années 80, prenant cet album et son univers pour modèle (citons au hasard la trilogie "machinique" de Gary Numan).


En plus de sa musique révolutionnaire, c'est avec ce disque que l'imagerie du groupe se trouve à nouveau changée et cette fois plus ou moins à jamais. En plus de leur robots mannequins, qui dorénavant poseront en lieu et place des véritables musiciens pour toutes les photos officielles, la pochette de l'album est tout simplement révolutionnaire. Les couleurs rouges et noires dominent, la composition est toutes en formes géométriques et en angles a 90°. Le graphisme, tout comme pout la musique, est directement inspiré des dadaïstes, du Bauhaus et du constructivisme cher aux années 1920. Les couleurs peuvent également faire office de lien vers l'imagerie totalitaire des dictatures nazies et communistes (le côté "provoc punk") mais permettent surtout d'attirer l'œil du consommateur lambda. C'est typique ce genre d'attitude visuelle qui va influencer tout le travail de graphisme musical des les années 80 (citons le travail de Peter Saville pour Factory...)


Pour Kraftwerk, The Man-Machine représente la dernière occasion pour eux de transformer de vieux concepts (l'homme-machine intellectualisé par les philosophes de la fin du XIXème siècle, les courants artistiques des années 20) vers quelque chose de totalement novateur (la musique électronique et toutes ses variantes). Ce n'est certainement pas le disque le plus révolutionnaire de Kraftwerk en termes de production (cet honneur revient en bonne et due forme à Computer World), mais reste en effet un jalon dans l'histoire de la musique, cité, samplé, plagié par un grand nombre d'artistes de tout bords de la fin du XXème et du début du XXIème siècle. Aux yeux de Ralf Hütter, The Man-Machine, c'est de la science-fiction quotidienne. Cet aspect SF sera encore plus de mise dans leur album suivant, Computer World, qui présagera de manière assez précise une vision dans le futur proche de l'avènement de l'ère informatique et de la communication pour tous.

Blank_Frank
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le 31 mai 2015

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