Innuendo
7.4
Innuendo

Album de Queen (1991)

To spend the rest of our lives with each other.

Innuendo est comme A Night at the Opera un album dont on a dit énormément. Comme A Night at the Opera sa couverture est dominée par le blanc autour d'un dessin. Comme A Night at the Opera il sera essentiel dans la carrière du groupe, si ce n'est qu'il la conclut, puisqu'il est le dernier album du groupe paru du vivant de Freddie Mercury.

Innuendo a été enregistré à Montreux dans des conditions particulièrement dramatiques, alors que le chanteur approchait inexorablement de la fin depuis qu'il avait contracté le SIDA. Ceci posé il est évident que l'album ne pourra pas être un simple enchaînement de chansons, il constituera forcément le chant du cygne d'un groupe qui en 14 albums en 18 ans (j'ai compté Flash Gordon) a visité bien des univers pour le meilleur comme pour le pire.
"Innuendo" est donc le morceau titre, un morceau marqué par une rythmique très lourde, inexorable, assez proche de celle du "Kashmir" de Led Zeppelin, ainsi que par la voix de Freddie Mercury d'abord menaçante puis plus aérienne et même un rien rêveuse. La chanson reprend les choses là où "Was it all Worth it" sur "The Miracle" les avait laissées. Le passé du groupe ne l'empêche pas d'avancer encore pour le meilleur ici. Le morceau est marqué par sa célèbre rupture à la guitare classique, très hispanisante, flamenco même, joué par Steve Howe du groupe Yes, intervention unique d'un membre extérieur dans un morceau du groupe. Freddie Mercury inclut ensuite une composition opératique glissant vers le déchaînement heavy-metal reprenant la mélodie flamenco, explosion épique aux accents nostalgiques. Cela rappelera très évidemment les ruptures et les différentes parties de "Bohemian Rhapsody". La rhapsodie évoquait les tourments de l'adolescence, Innuendo exprime l'amertume de la maturité avec une fulgurante efficacité. L'album débute seulement, il y a de quoi être impatient de connaître la suite.
"I'm Going Slightly Mad" arrive alors là où on ne l'attendait pas. Ses paroles pleines d'humour absurde contrastent avec une mélodie au ton presque sinistre. La voix de Freddie Mercury y est presque méconnaissable, grâve et retenue comme on ne l'avait jamais entendue. C'est un morceau particulièrement étrange, d'un registre inédit chez le groupe, et particulièrement poignant si on le considère comme un doux euphémisme de l'état de santé de Freddie Mercury. Le clip adoptera cette ambiance absurde, le chanteur y apparaît amaigri mais grimé (et perruqué) de telle façon qu'on peine à le reconnaître, entouré par les membres du groupes, un gorille de pacotille et un pingouin bien réel, le ton dans un noir et blanc rappelant que l'heure n'est pas seulement à la comédie. On note que le costume de pingouin porté par Brian May était déjà présent au verso de la pochette du tout premier album du groupe !
"Headlong" ravive un peu les choses. Morceau pop/rock dynamique et entrainant, il s'agit d'un manifeste optimiste sur la nécessité d'accomplir ses objectifs dans la vie, fussent-ils ambitieux. La rythmique a des allures de moteur lancé à plein régime et Freddie Mercury s'en donne à coeur joie dans le cabotinage. Sans être essentiel, le morceau est agréable (on ne l'écoutera pas en boucle quoi), constituant presque la seule parenthèse vraiment joyeuse de l'album.
"I Can' Live With You" est tout de même assez proche de la chanson précédente avec laquelle elle partage cette ambiance de cabotinage et de dynamisme. Elle est toutefois teintée d'amertume et de regrets. Ce n'est cependant pas un morceau particulièrement poignant, les fanfaronnades de Freddie Mercury sauvent la mise, mais rien ici n'est vraiment inoubliable.
"Don't Try So Hard" vient nous rappeler à l'ordre. Il s'agit d'un morceau particulièrement mélancolique, la voix de Mercury se promène dans les aigus sans pour autant nous faire une démonstration de capacité. Ici le chanteur joue sur la corde sensible avec succès, favorisant la sincérité à l'esbrouffe et déclamant des paroles plutôt pessimistes, à l'opposé de "Headlong", qui encouragent à ne pas chercher à tout prix la reconnaissance ou la réussite et à se contenter de ce qu'on a. On comprend facilement le lien avec l'état de santé du chanteur et, si on ajoute à ça la mélodie aux envolées lyriques et presque symphoniques, il est difficile de ne pas être saisi par l'atmosphère dramatique du morceau.
"Ride the Wild Wind" est une étrange chanson. Comme dans "I'm Going Slightly Mad", la voix de Mercury est méconnaissable, elle contraste complètement avec "Don't Try So Hard", là elle se fait grâve et caressante, comme on ne l'a jamais entendue. Le morceau en lui même est plutôt rock'n'roll et on devine la patte d'un Roger Taylor plutôt inspiré (on peut d'ailleurs l'entendre prononcer quelques phrases). Des bruits de moteurs lancés à toute vitesse parcourent le morceau de part en part ce qui lui donne une atmosphère de road movie crépusculaire et desespéré. Cette chanson semble être un OVNI au milieu de ces titres mais elle trouve pourtant une place de choix dans cet album finalement cohérent, sinon dans ses compositions, du moins dans ses atmosphères.
"All God's People" rappelle ce que Queen avait déjà fait sur "The Miracle", un thème plus universel qu'égoïste, mais cette fois c'est plus réussi. Des percussions se mèlent à des choeurs à trois voix démultipliés, comme à la glorieuse époque des paillettes et des nuits à l'opéra ! Les membres du groupes semblent particulièrement motivés sur ce morceau qui renoue avec certains des meilleurs moments de leur carrière. A noter un break bluesy d'un Freddie Mercury qui se fait momentanément prêcheur (ou charlatan) avec brio.
"These Are the Days of Our Lives" s'ouvre sur les percussions retenues de Roger Taylor, et c'est bien de retenue qu'il s'agit dans ce morceau testament, du chanteur oui, mais aussi du groupe c'est évident. Parcourue par la nostalgie, cette chanson n'essaie plus de ressembler à un opéra ou à épater la galerie avec ses effets de voix ou de guitare. L'heure est au recueillement semble-t-il et même si la chanson est assez typique de ce début des années 90, le charme opère et il est difficile de ne pas être touché par la sincérité presque nue de celle ci. L'effet de miroir avec le lointain "Love Of my Life" et la reprise de son "I still love you" a de quoi donner le frisson. Le Freddie vieilli (et mourant disons le) répond à ses jeunes années.
"Delilah" risque d'en refroidir plus d'un, on se demande même si elle n'a pas été insérée là pour faire retomber la tension. Emmenée par des synthétiseurs pas trop pénibles mais quand même, "Delilah" n'est ni plus ni moins qu'une déclaration d'amour à un chat. Alors on sent que c'est sincère, et on est ravi de savoir que l'amour inconditionnel de Freddie Mercury pour ses chats lui fait pardonner jusqu'au qu'ils pissent régulièrement sur ses affaires, mais bon. Le morceau n'est pas désagréable si on arrive à passer au-dessus des "meeow" et des miaulements de guitare de Brian May. C'est touchant quelque part, un peu anecdotique quand même. (mais moi j'aime bien les chats il faut dire)
"Hitman" tranche nettement puisqu'il s'agit d'un morceau hard-rock, heavy-metal sur les bords emmené par un groupe visiblement prêt à en découdre encore une fois. Je me souviens que plus jeune je trouvait ce morceau violent et cool à la fois. A vrai dire il est plutôt propret pour du heavy-metal mais n'en reste pas moins une réussite. On retrouve les riffs acérés de Brian May lors de ses meilleurs moments, nerveux et impitoyables, un gros clin d'oeil au classique des Supremes "Heat Wave" dans les choeurs. Le chanteur n'est pas en reste puisqu'il s'en donne à coeur joie, retrouvant lui aussi son arrogance (mais maintenant on sait qu'en fait c'était un peu pour rire) et ses provocations.
"Bijou" arrive ensuite, très inspirée par Jeff Beck avec "Where Were You", elle est constitué d'un long solo de Brian May, mélancolique au possible, à la limite du tragique. Les paroles brèves sont une déclaration inconditionnelle d'amour dont on devine l'issue vraiment très proche. Les plus sensibles auront du mal à contenir quelques larmichettes et prétexteront avoir quelque chose dans l'oeil.

Seulement ça ne va pas durer, "The Show Must Go On" est déjà là et si on s'est laissé porter par l'ambiance de l'album jusque là, il va être difficile de faire croire qu'on a encore une poussière sous la paupière, que non, c'est bon je pleure pas. Si tout l'album "Innuendo" sonne comme un glorieux chant du cygne, alors "The Show Must Go On" est le chant du cygne du chant du cygne. Porté par des cordes synthétiques et une rythmique inexorable, le morceau laisse libre cours aux adieux définitifs (si on ne compte pas "Made in Heaven") de Freddie Mercury. Là où la résignation aurait pu l'emporter, ici c'est un baroud d'honneur qui éclate. En effet, jusqu'au bout le spectacle doit continuer, les illusions ne fonctionnent plus, le maquillage dégouline, mais il reste encore le final à jouer alors autant que ce soit fait de la meilleure façon possible. Les choeurs démultipliés sont de retour, avec leur tonalité impitoyable, Freddie Mercury nous fait croire qu'il peut voler et nous offre une performance qu'on n'oubliera pas de sitôt. Arrogant et même fanfaron face à l'inévitable, il nous gratifie de son meilleur numéro, prestigieux, avant de disparaître. "The Show Must Go On" se placera immédiatement auprès des plus belles réussites du groupe, impeccablement maîtrisé et bourré d'émotions contradictoires, entre sortie triomphale et fatalisme. Alors qu'en fait, en studio ça s'est passé comme ça "Freddie, tu peux à peine te lever et tu peux pas marcher t'es sûr que tu vas pouvoir chanter ça ?" "Brian, voyons mon cher" -shot de vodka- "tu vas voir je vais le faire putain !". Et voilà.

"Innuendo" signifie une insinuation, une petite phrase à double sens, équivoque, lancée l'air de rien avec une innocence feinte. Le lien avec l'album laisse libre cours à l'interprétation, mais mine de rien, Queen vient de nous livrer un de ses tous meilleurs albums, le meilleur depuis longtemps et c'est d'autant plus beau qu'il s'agit du dernier. Essentiel, poignant et parfois même drôle, Innuendo est néanmoins le pendant sombre, le tragique jumeau de "A Night at the Opera", et la plus belle conclusion imaginable à la carrière en montagnes russes du groupe. Il fait oublier les errements des années 80, les controverses sur les synthétiseurs et les moustaches et nous rappelle avant la fin que Queen est quoi qu'on en dise un groupe majeur dans le petit monde du rock. "Made in Heaven", publié bien après la mort de Freddie Mercury n'apportera rien de plus malgré certaines qualités, "Innuendo" est le testament du groupe, un testament brillant, théâtral mais sincère.

Créée

le 3 août 2022

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I Reverend

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