Si ce n'est pas un effet secondaire de la cocaïne je pense que ça doit être de l'amour.

Station to Station est né de l'inspiration d'un David Bowie exsangue, squelettique, se nourrissant exclusivement de poivrons, de lait et de cocaïne. Il marque une étape décisive dans la construction de cet artiste, échappant définitivement aux paillettes, et même d'une certaine façon au rock, pour se lancer dans une approche plus expérimentale, plus hermétique aussi (oh je ne vous fais pas le couplet sur l'hermétisme, d'Hermès, et son rapport à l'occulte ou l'alchimie... ah si je l'ai fait.) et plus intellectuelle. Nageant dans les eaux troubles de l'ésotérisme, de la Kabbale, de Nietzsche (très cité par David Bowie de toutes façons), et entouré de scandales incluant des références trop appuyées à un certain 3e Reich, David Bowie accouche d'un nouvel avatar, l'émacié et élégant Thin White Duke.


L'album n'est composé que de 6 morceaux plutôt longs en moyenne. Il n'en est pas pour autant concis. Au contraire, il fourmille de références plus ou moins occultes, de trouvailles et d'inventions multiples. Dans une frénésie poudreuse dont il dit avoir oublié l'enregistrement, Bowie délivre ici l'album qui à mon sens est le plus personnel de sa carrière.
La chanson titre, Station to Station évolue d'une marche appuyée par les sons d'une menaçante locomotive vers un blues rock de plus en plus urgent durant plus de 10 minutes d'une hallucinante (et hallucinée) créativité. Il semble que le titre ne soit pas tant lié au chemin de fer et aux gares, mais plutôt à un parcours initiatique traversé par le Thin White Duke, à rapprocher du chemin de croix ou à l'Arbre de Sephiroth (on peut d'ailleurs voir le chanteur en tracer un sur le sol dans les photos du livret du CD). Malgré les allusions à la Kabbale très appuyée, de Kether à Malkuth, et sa longueur, le morceau n'oublie pas d'être accrocheur et d'une redoutable efficacité. D'ailleurs, il est tout à fait évident que notre bien aimé dandy de Thin White Duke est un nazi convaincu tout en étant le golem parfait, soit l'incarnation de tout l'imaginaire yiddish, Bowie aime à surfer sur des lames de rasoir, on ne se lassera pas de lui faire remarquer, à juste titre.
Golden Years aurait été écrite pour Elvis Presley qui l'aurait refusée selon Bowie. Très proche de l'ambiance funky/soul de l'album précédent Young Americans, la chanson laisse place à un Bowie autant nostalgique que désabusé, froidement décidé à faire danser au son de sa voix désincarnée.
Word on a Wing est empreinte d'une ferveur désespérée, classieux et froid, une des meilleures performances d'un David Bowie manifestement au fond du gouffre.


TVC15 est nettement plus enjoué, truffé de petites trouvailles comme cette seconde voix ou ce piano très cabaret. Malgré un aspect pop, on y ressent une febrilité malsaine et mal contenue, d'autant qu'apparemment la chanson décrit un bad trip d'Iggy Pop qui imaginait sa copine dévorée par la télévision. Ok.
Stay est l'autre morceau de bravoure de l'album avec Station to Station, indéniablement classe, froidement funky (oui), c'est le manifeste même de ce fameux Thin White Duke. David Bowie le décrit comme un "zombie amoral", un dandy creux qui feint de ressentir des émotions. C'est ce faux romantisme, qui transpire dans ces 6 minutes 13 pleines de déclarations vides de sincérité mais déclamées une conviction savamment calculés.


L’album se clôt sur le fantastique Wild is the Wild. David Bowie avait entendu la version de Nina Simone ce qui l’a convaincu de s’y risquer à son tour. Il l’adapte à son personnage, faisant de cette chanson un joyau glacé, beau à pleurer et un rien cruel si on pense qu’il est chanté par un être incapable de la moindre émotion. Le sadisme indifférent de ce Thin White Duke, qui aime « lancer des fléchettes dans les yeux des amants », y prend une forme sublimée. Oui il ose prétendre chanter avec l’âme qu’il n’a pas et oui, nous trouvons ça beau et oui, ça nous touche.


Cette démarche est finalement assez proche de celle de Kraftwerk qui entend mettre l’art à la portée des machines. Ici David Bowie se pose en un élégant golem qui parvient à créer en nous des émotions qu’il ne connaît pas.
Station to Station est loin d’être l'album emblématique de David Bowie, mais s’il est emprunt d’ésotérisme, d’occultisme et d’expérimentations diverses, il n’en reste pas moins tout à fait abordable et efficace, en cela il est une formidable réussite de son auteur. Trop souvent considéré comme un album de transition ou comme l’introduction de sa fameuse trilogie berlinoise, Station to Station a pourtant un éclat qui fait de lui, en six chansons, un joyau dans la discographie tortueuse de David Bowie, ce serait dommage de rater.

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le 21 févr. 2013

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I Reverend

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