Comment expliquer la si faible proportion de femmes parmi les grands créateurs de l’histoire de l’art, qu’il s’agisse de littérature, de peinture ou de musique ? Virginia Woolf se penche sur la question dans cet essai célèbre, précieuse source d’inspiration pour ma féministe et artiste de sœur qui me le recommande et me le prête.

Dans un style pour une fois limpide – Virginia Woolf est une écrivaine magnifique mais parfois difficile à suivre, avec son fameux flux de conscience –, la grande romancière déroule sa thèse, que l’on peut résumer en une phrase : pour créer, il faut disposer d’une chambre à soi, afin de pouvoir s’isoler, et de 500 £ de rente, pour ne pas s’inquiéter de gagner sa croute autrement. Condition dont l'écrivaine put bénéficier, grâce à un héritage. Mais condition qui a été quasiment toujours refusée aux femmes jusqu’à une époque récente. Virginia Woolf s’emploie à nous faire entrer dans la peau d’une femme, tenant pour miraculeux qu’avec les contraintes qui pesaient sur elles, certaines aient réussi à produire une œuvre.

Certaines ? Quatre, précisément, sont mises en valeur dans cet essai très centré sur la littérature britannique : George Eliot (George(s) semble le prénom qu’il faut choisir pour dissimuler son sexe ?), Charlotte et Emily Brontë et Jane Austen. Avec un éclairage particulier pour cette dernière, qu’il va donc me falloir découvrir – comme les autres d’ailleurs car mon inculture est quasi-totale en matière de romans anglais.

Il y a les contraintes matérielles, résumées par le titre, et les obstacles psychologiques : on sait que la principale raison de la faible présence des femmes parmi les créatrices est tout simplement l’autocensure, l’idée que « ce n’est pas pour moi, ça ». Page 103 :

Dans leur cas, l’indifférence du monde que Keats et Flaubert et d’autres hommes de génie trouvaient si dure à supporter n’était pas de l’indifférence mais de l’hostilité. Le monde ne leur disait pas comme il le disait aux hommes : Ecrivez si vous voulez, cela m’est complètement égal. Le monde disait en s’esclaffant : Ecrire ? Mais à quoi bon ?

Mais une fois qu’on a posé le miracle de l’écriture dans de telles conditions, le sujet est loin d’être épuisé. Page 22 :

Tout ce que je pouvais faire, c’était vous donner mon opinion sur un point mineur, à savoir qu’une femme, pour être en mesure d’écrire, doit avoir de l’argent et une chambre à elle ; et cela, comme vous allez le voir, ne résout en rien le grand problème de ce qu’est la varie nature de la femme et la vraie nature de la littérature.

Et là, j’applaudis. Je me considère comme féministe car devant l’effarante dissymétrie dont parle Virginia Woolf, il serait cynique, en tant qu’homme, de s’en contenter. Mais il y a deux sortes de féministes : ceux qui considèrent que les femmes doivent défendre leurs qualités spécifiques, et ceux qui considèrent qu’il faut « dégenrer » l’humanité. Aux yeux de ces dernières, la notion de caractéristiques masculines et féminines n’est qu’un mythe, une construction culturelle, à « déconstuire ». Je constate avec joie que Virginia Woolf, l’une des références en matière de féminisme, se range dans la première catégorie. Ce qu’elle veut, c’est que les femmes s’expriment pleinement en tant que femmes.

Page 164 :

Il serait infiniment regrettable que les femmes écrivent comme des hommes, car si deux sexes paraissent bien peu de choses par rapport à l’ampleur et à la diversité du monde, que ferions-nous s’il n’en existait qu’une seul ? L’éducation ne devrait-elle pas mettre en valeur les différences et les renforcer, plutôt que de ne voir que des similarités ?

Mettre en valeur les différences entre les sexes ? Voilà qui n’est pas très tendance, voire carrément subversif dans l’époque actuelle… Puis, page 168 :

Car il existe un point, gros comme une pièce d’un shilling, situé derrière la nuque et qu’il est impossible de voir soi-même. Or, décrire ce point qui est gros comme une pièce d’un shilling derrière la nuque, voilà l’un des services qu’un sexe peut rendre à l’autre. (…) On ne peut jamais peindre un authentique portrait de l’homme dans son intégralité tant qu’une femme n’a pas décrit ce point gros comme une pièce d’un shilling.

Ecrire comme une femme, oui, mais comment faire quand l’héritage littéraire est à ce point dominé par la vision masculine ? Pour écrire il faut des modèles et, là encore jusqu’à une époque récente, les femmes n’en avaient quasiment pas. Page 142 :

Mais, quel qu'ait pu être l'effet du découragement et des critiques de leurs écrits - et je crois qu'il n'a pas été mince -, tout cela ne comptait guère comparé aux autres difficultés auxquelles elles devaient faire face (...) quand elles venaient à coucher leurs pensées sur le papier, à savoir le fait qu'elles ne pouvaient s'appuyer sur aucune tradition, ou alors si récente et si limitée, qu'elle ne leur était que de peu de secours. Car, en tant que femmes, on en revient toujours à notre mère.

Ecrire comme une femme, une sacrée gageure donc, d’autant plus qu’il ne s’agit pas de le faire de n’importe quelle façon : pas « contre les hommes », pas « sous l’effet de la colère ». C’est vrai aussi pour les hommes ! Page 69, évoquant toute une série de livres écrits par des hommes :

Ils avaient été écrits sous le coup de l’émotion et non à la lumière crue de la vérité. (…) Tout ce que j’avais retiré de cette matinée de travail, c’était ce constat de colère. Les professeurs (je les mettais ainsi tous dans le même sac) étaient en colère.

Puis, Virginia Woolf détaille l’extraordinaire concentration des pouvoirs dans les mains des hommes, ce qu’on nomme le patriarcat. Et, page 72 :

Pourtant il semblait absurde (…) qu’un homme si puissant puisse être en colère. A moins qu’à la réflexion la colère ne soit, en quelque sorte, le familier, le mauvais génie du pouvoir. Les riches, par exemple, sont souvent en colère parce qu’ils soupçonnent les pauvres de vouloir leur prendre leur argent.

La peur de celui qui a des possessions : voilà qui expliquerait peut-être l’attitude masculine consistant à rabaisser constamment les femmes, pour se valoriser eux-mêmes. Dès lors, l’enjeu, pour la femme qui écrit, est de ne pas se laisser enfermer dans le piège du ressentiment ou de la révolte. C’est alors que Shakespeare, le génie littéraire par excellence, s’introduit dans le discours. Page 111 :

Il a chassé de son esprit et il a éliminé la moindre velléité de protestation, de prêchi-prêcha, de dénonciation d’une injustice, de régler des compte et de prendre le monde à témoin de quelques-uns de ses ennuis personnels et de ses griefs. C’est pourquoi sa poésie jaillit de lui-même librement et sans entrave. Si un être humain a jamais pu s’exprimer pleinement dans son œuvre, c’est bien Shakespeare.

Chose qui était quasi-impossible pour une femme jusqu’à l’époque où Virginia Woolf a écrit ces lignes. Aujourd’hui, on s’est sensiblement rapproché de ces conditions, il faut savoir s’en réjouir. Cette indépendance vis-à-vis de la colère et de la révolte est développée un peu plus loin, page 137, lorsque Virginia Woolf analyse ce qui fait une grande œuvre :

Ou peut-être est-ce plutôt que la Nature, dans l’un de ses élans les plus irrationnels, a écrit à l’encre sympathique sur les murs de l’esprit une prémonition que viennent confirmer ces grands artistes ; un filigrane qu’il faut simplement passer devant le feu du génie pour qu’il devienne visible. Lorsqu’on le dévoile et qu’on le voit prendre vie, on s’exclame, transporté, « mais c’est ce que j’ai toujours ressenti et su et désiré ! ». (…) Si, d’un autre côté, ces pauvres phrases qu’on lit à tout hasard déclenchent immédiatement une réaction prompte et enthousiaste chargées de couleurs vives et de gestes flamboyants, mais que tout s’arrête là, c’est que quelque chose semble freiner leur développement.

On arrive à ce « quelque chose » page 139 :

L’entière structure du roman du dix-neuvième siècle était donc, si l’on était une femme, élaborée par un esprit légèrement dévoyé, forcé qu’il était d’assombrir sa vision par déférence à une autorité extérieure [le patriarcat, donc]. Il suffit de parcourir ces vieux romans oubliés et de prêter attention à la tonalité dans laquelle ils ont été écrits pour deviner que l’écrivaine était critiquée ; elle disait ceci pour attaquer, cela pour se montrer conciliante. Elle admettait qu’elle n’était « qu’une femme » ou protestait qu’elle valait « autant qu’un homme ». Elle faisait face à ces critiques comme le dictait son tempérament, avec défiance et docilité, ou avec colère et force. Peu importe sa réaction ; elle pensait à autre chose qu’à l’écriture elle-même. Son livre nous tombe des mains. Il y avait un défaut en son cœur. (…)
Mais on comprend à quel point il devait leur être impossible de ne pas dévier à droite ou à gauche. Quel génie, quelle intégrité cela devait exiger, face à toutes ces critiques, au sein de cette société strictement patriarcale, de s’en tenir à ce qu’elles voulaient, elles, sans faire la moindre concession. Seules Jane Austen et Emiliy Brontë ont eu ce courage. Elles ont aussi un autre motif de fierté, et c’est peut-être le plus beau. Elles écrivaient comme des femmes et non comme des hommes.

Et, page 172, on parvient au désirable :

(…) elle écrivait comme une femme, mais comme une femme qui a oublié qu’elle est une femme [comme Shakespeare avait réussi à oublier qu’il est un homme], si bien que ses pages sont pleines de cette curieuse qualité qui a trait au genre et qui ne peut surgir que lorsque le genre n’a pas conscience de soi.

Ce qu’il faut viser c’est l’écriture androgyne, celle qui ne s’est pas coupée de sa part complémentaire. Souvenons-nous de la Genèse : homme et femme il le créa. J’entends récemment un exégète expliquer qu’il faudrait traduire le texte par homme et femme iel le créa ! Oui, vous avez bien lu, un Bibliste vient de justifier la création, si controversée, du pronom iel. Et me voilà qui adhère. Page 191, l’écrivaine enfonce le clou :

Malgré cela, la première phrase que j’aimerais écrire ici (…) c’est qu’il est fatal pour quiconque désire écrire de penser à son identité sexuelle. Il est fatal d’être tout simplement homme ou femme ; il faut être femme-homme ou homme-femme. Il est fatal pour une femme de paraître le moins du monde se lamenter ; de plaider, même si c’est juste, pour quelque cause que ce soit ; et, dans tous les cas, de s’exprimer consciemment en tant que femme. (…) Il faut que soit consommé un mariage des contraires.

Tout est dit, et fort bien dit : il y a bel et bien une structure de pensée masculine et une autre féminine. Un homme ne pourra jamais comprendre complètement une femme et réciproquement, l'essai le dit aussi. Mais l'artiste doit laisser s'opérer en lui la synthèse des ces deux parties complémentaires. Et surtout oublier son identité sexuelle, en la laissant, en quelque sorte, s'exprimer "malgré soi".

Si, comme bon nombre de gens, je rentre la tête dans les épaules quand une femme se déclare « féministe », c’est parce que l’épithète est trop souvent synonyme de colère et d’agressivité. Il y a certes des raisons d’être en colère et agressive, mais c'est là un piège fatal... Grâce soit rendue à Virginia Woolf de l’avoir mis en lumière.

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Jduvi
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le 14 juil. 2022

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