Tu avais d'abord commencé par *Histoires de peintures*. Le style te paraissait simple. Non, simpliste. Gentillet. Enfantin. Tu étais un peu agacé, parce qu'il y avait de très bonnes idées dans ce livre, mais tout était noyé sous une forme très inadaptée au fond, sous une rhétorique en décalage avec le discours.
Et puis tu avais compris qu'il s'agissait d'une série d'émissions radiophoniques retranscrites, alors, tu t'es dis, ça explique tout, et tu t'es efforcé de ne garder que ces idées, les idées que tu aimais, et la finesse de l'analyse, en oubliant comme cette finesse t'avait parue faible, affaiblie par ce mouvement de la pensée trop libre, trop arrogant qui ne cherchait jamais à se justifier, se prélassant toujours dans sa propre culture – riche, tu l'avoues volontiers – et qui remettait son propre discours en cause de façon si grossièrement rhétorique que tu avais du mal à ne pas te vexer.
Tu as donc réussi à ensevelir tout le reste et à ne garder que la finesse des analyses, parce que, tu t'es dis, ça peut valoir le coup. Un mec qui pense comme ça et qui, manifestement, a les connaissances nécessaires pour soutenir sa pensée, si tu lis ce qu'il écrit, tu ne pourras pas être déçu. Mieux, tu seras agréablement surpris, après ta première déception que, de toute façon, tu as justifiée par le coup des émissions radiophoniques. Tu liras un livre, un livre intelligent, sensible – le gars Arasse a l'air d'un de ces intellectuels que tu aimes tant parce que toute leur connaissance, ils la méprisent et la détestent presque, puisqu'elle est un médium entre l’œuvre et la jouissance –, solide et infiniment complexe sans jamais être indigeste – et tu sais comme c'est difficile, tout le monde n'est pas Leroi-Gourhan.
Alors tu as directement commencé *On n'y voit rien*. Certes, le titre tu ne l'aimais pas. Tu es le premier à aimer l'humour dans la recherche. À aimer que l'on plaisante des sujets les plus sérieux, et tu es convaincu que c'est une façon de les aborder qui peut se révéler bien plus forte que le sérieux sur le sérieux. Seulement voilà, ce titre, tu as beau essayer de te le cacher, il est quand même un peu pataud.

[Attends, attends : qu'est-ce que tu entends par « pataud » ? C'est pas un peu facile de dire ça ?]


Pardon, bien sûr. Tu le sens, ce titre est pataud. Déjà, il n'est pas musical. Tu l'entends, il sonne comme une tâche, comme un pâté de sable. Ensuite, tu le vois, il est un peu vulgaire. « On n'y voit rien ». Mais en soi, tu n'as rien contre vulgariser la pensée. En fait, si, un peu, mais c'est pas le problème ici. Le problème, c'est que la vulgarité du titre n'est pas tant dans le fait que ce soit une expression populaire surannée, poncée par l'usage, que dans ce qu'il sous-entend. Son titre, ce n'est pas le vrai titre de son livre. Son titre, il en cache un autre, c'est terrible et ça ne t'a pas échappé. Le titre qu'il aurait voulu mettre, c'est Tu n'y vois rien – et moi si. Et ça, c'est non seulement vulgaire, mais aussi tristement prétentieux, pire encore, c'est prétentieux sous couvert de modestie, donc hypocrite. Décidément, ce titre, tu as du mal à le pardonner.
Mais tu ne t'es (presque) jamais arrêté à un titre, alors tu continues. Ou tu commences, comme tu veux. Et d'entrée de jeu, dès le premier texte, tu es surpris. La toute première page recèle deux surprises de taille, et plutôt du genre déplaisantes.
La première, la plus simple, c'est la façon si légère dont il crache sur Gombrich. Et Gombrich, toi tu l'adores. Tu le sais qu'il est dépassé sur certains points, et que comme tout être humain, il a pu dire des bêtises et des choses avec lesquelles tu n'es pas d'accord. Mais il a eu aussi tellement d'idées géniales, ça te paraît évident qu'attaquer Gombrich ne peut se faire que dans le cadre d'une réflexion développée, poussée, sur un pan entier de ses théories, et pas sur une pensée qu'il a pu avoir, puis peut-être laisser par la suite d'ailleurs, pour ce que tu en sais. Et tu te demandes, Arasse le sait-il que Gombrich est humain ? Le sait-il, lui, tout ce qu'il doit à cet autre géant ? Et là, tu ne comprends pas, ou plutôt, tu ne comprends que trop bien la raison pour laquelle, dans le tout premier paragraphe du tout premier texte, donc, Arasse dit à sa chère Giulia : « Je ne prétends pas que les œuvres n'auraient qu'un seul sens et qu'il n'y en aurait donc qu'une seule « bonne » interprétation. Ça, c'est Gombrich qui le dit, et tu sais ce que j'en pense. » Mais, encore quelques instants, prétendons que tu ne comprends pas. Et alors, tu ne comprends vraiment pas, parce que le nom de Gombrich est ici parfaitement inutile. Il n'illustre rien, et des milliers d'autres gens dans le monde pensent comme ce pauvre Gombrich, sans doute d'autres illustres théoriciens, tout autant que des messieurs Tout-le-monde, des gens dont personne ne connaît le nom et qui ne vont au musée qu'une fois par an. Alors, tu te demandes, vraiment, que vient faire Gombrich dans cette galère ? Pourquoi le traîner dans la boue aussi gratuitement, lui qui a quand même le droit à l'erreur sans qu'il soit nécessaire de la mettre en avant, de l'humilier malgré tout le reste ? Et puis maintenant, tu comprends, enfin tu avais déjà bien compris mais pour la rigueur scientifique tu dis que c'est maintenant que tu comprends, et ce que tu comprends, c'est que c'est un geste éminemment politique. Tu sais très bien que c'est une façon pour Arasse d'asseoir son pouvoir, qui passe par son autorité scientifique. Alors tu déplores que quelqu'un d'aussi intelligent que lui joue selon des règles de collégien, à salir gratuitement le nom de ses grands prédécesseurs en espérant que l'éclat du sien en soit renforcé, sans même se rendre compte que l'effet qu'il produit est tout inverse. Et, pire encore, en espérant que toi, puisque de toute façon « tu n'y vois rien », tu ne comprendras pas sa manœuvre. Tu sais qu'il aurait tout aussi bien pu faire un appel de note et écrire « Gombrich gros fils de pute », que l'insulte aurait été presque aussi gratuite et justifiée. Alors, bon, c'est clair, tu es un peu consterné, et déjà moins disposé à croire à la subtilité de cet esprit. D'autant que tu l'as déjà vu faire à peu de choses près la même chose avec Panofsky dans Histoires de peintures. Et avec plein d'autres.
Et là, ça te rappelle, et c'est douloureux, la façon qu'il a d'attaquer ses collègues. Pas une attaque franche, pas un désaccord avoué, non. Ça t'a beaucoup marqué d'ailleurs, parce qu'il attaque beaucoup – ce qui en soi est embêtant, parce que tu as eu plus d'une fois l'envie de lui dire qu'il aurait mieux à faire à laisser ses confrères tranquilles et à se concentrer sur ce qu'il a à nous dire – et qu'à chaque fois c'est avec la même éternelle stratégie. Du coup, maintenant, tu le vois même venir., lorsqu'il commence par t'expliquer que la théorie d'untel sur tel point est particulièrement intéressante, intelligente, fine, documentée, scientifique, historique, pertinente, bandante, et ce pour telle raison, et telle autre raison, et encore telle autre raison, parce que, comme il le dit, c'est « intrinsèquement vrai », mais jamais qu'intrinsèquement, parce que lui, même si – encore une fois – il ne le dit pas comme ça, et bien lui, sa théorie est « absolument vraie », et qu'au fond, les autres c'est quand même bien des bouseux, qu'ils n'y voient rien, comme toi d'ailleurs. En fait, tu réalises – sans être certain que lui le réalise en revanche – qu'il est d'une condescendance à peine concevable. Mais ce trait de caractère, tu vas y revenir un peu après. Alors pour le moment laisse donc, et poursuis.
Parce que tu avais dit bien clairement que cette première page, elle t'avait réservée deux mauvaises surprises, alors faut que tu t'expliques, et puisqu'il le faut et que tu es docile, et bien tu le fais : tu as remarqué – encore qu'il était dur de ne pas le remarquer – que le texte commence par « Cara Giulia ». Et la suite ne trompe pas, tu vois bien que tu t'apprêtes à te lancer dans une critique épistolaire. En fait, n'eût été toute cette armée de preuves que tu as déjà accumulées et qui te hurlent que l'auteur ne sait pas écrire, mais que tu parviens encore presque à ignorer, tu serais emballé par cette idée. Et tu as raison [merci], c'est une bonne idée, une idée intéressante. Pourquoi pas faire de la critique un essai, et de l'essai de la littérature, donc un art ? Chose amusante, tu as toujours milité pour que l'on considère les travaux de recherche, au moins certains, comme des œuvres d'art à part entière – et pourquoi pas ? Tu as toute une tripotée d'exemples à l'appui, depuis ton cher Leroi-Gourhan – mais tu en as déjà parlé –, Gombrich – ah, tiens, c'est Arasse qui en a parlé –, tes musicologues Jacques Chailley et Jean-Jacques Nattiez – ou Jean-Jacques Nattiez et Jacques Chailley ? L'ordre n'a guère d'importance –, les écrits du délicieux Étienne Souriau – là, tu triches un peu, parce que son écriture est tellement belle que c'est déjà presque de la littérature à plein temps – et beaucoup, beaucoup d'autres.
Mais voilà, Arasse, tu le ressens bien au fil de ta lecture, il te donne envie de sauter des lignes, de sauter des pages entières. Son style est lourd, il piétine. Il piétine, et ça tu le vois au fait que malgré ses choix narratifs évidents qui veulent faire de son discours quelque chose d'entraînant, romancé ou au moins narré (contre la rigueur et l'austérité scientifique) – tu notes que ce sont bien là les seuls avantages d'une telle forme de discours pour un écrit scientifique – et bien toi, toi qui n'y vois rien, tu t'ennuies. Et la seule condition pour qu'un discours « à suspense » as-tu envie de dire provoque l'ennui, c'est qu'il soit vraiment, sincèrement, tristement mal écrit.
Pourquoi tu as la sensation qu'il écrit si mal ? Pourquoi tu as cette sensation de piétiner ? Mais pour la simple raison, et c'est là l'ultime condescendance dont le chercheur qui se respecte – es-tu sûr qu'il se respecte encore ? Non, tu es peut-être un peu dur – peut se parer, qu'il te parle comme à un adolescent. Et c'est là que tu as encore la confirmation blessante que le titre de son livre n'est pas véritable, que c'est un faux, c'est lorsque tu comprends à quel point il pense que non seulement, toi, probablement à mi-chemin intellectuel entre le singe et le Daniel Arasse – donc du côté des primates évolués dira-t-on –, tu n'y vois rien, mais qu'en plus, tu n'y comprends rien. Pour te faire parvenir aux raffinements raphaëliens de la pensée arassienne, il lui faudra par la force de l'habitus aristotélicien et par un discours sans heurts, sans mots trop com-pli-qués – trois syllabes ici quand même – t'expliquer comme à un lycéen une analyse pourtant pas si compliquée et qu'il aurait pu résumer en quelques pages. Ce geste de condescendance ultime, c'en est trop pour toi.
Arrivé à ce stade, tu veux arrêter de penser à tout ça, tu veux conclure, seulement tu te rappelles que tu es parti du choix d'une forme épistolaire pour critiquer son style. Certes, les deux sont liés, la forme et le style, et ne sont que les deux pôles d'une même question, comme peuvent l'être le plus et le moins, l'amour et la haine, le geste et la parole, tout ça. Toutefois, tu voudrais quand même aller jusqu'au bout de ton idée, et expliquer, t'expliquer à toi-même d'ailleurs peut-être, ce qui te dérange dans les choix formels de l'auteur. Mais juste cet élément épistolaire, c'est un peu faible, alors tu repenses brusquement à ce dernier texte, celui sur Les Ménines, celui qui, en dernier lieu, t'a poussé, à une heure tardive, à laisser en plan le travail sur lequel tu es déjà en retard pour te poser et réfléchir vraiment à ce qui t'a tant déplu dans cet ouvrage. Et tu repenses à cette façon si agaçante qu'il a, pendant pas moins de 35 pages, de parler de lui à la deuxième personne du singulier, de se parler en se tutoyant. Tu te rappelles comme au bout de dix pages tu demandais grâce, et au bout de vingt tu aurais accepté une descente dans une peinture de Bosch relative aux musiciens. Et maintenant, tu comprends que les choix formels et les choix d'énonciation de Arasse, loin de constituer une quelconque originalité dans l'expression de sa pensée – tu ne penses même plus à l'inadéquation initiale entre le fond et la forme et au fait que, définitivement, il n'avait pas les épaules (littéraires) pour une telle prétention – sont d'une extrême pauvreté, d'une simplicité désarmante et, en dernier lieu mais à nouveau, d'une vulgarité désobligeante. Et tu es tout chamboulé, de penser qu'il n'est même pas capable de comprendre qu'à vouloir enlever à l'analyse et à l'histoire des arts leur jargon technique, leur forme d'énonciation et, oui, leur caractère parfois élitiste et prétentieux, il arrive à l'effet exactement inverse : être condescendant, hypocrite et, plus que jamais, prétentieux.
Maintenant, tu te dis que c'est peut-être lui qui, dès qu'il essaye de sortir son nez de la peinture, n'y voit rien.


Décidément, il va falloir t'y mettre et écrire ce texte sur *On n'y voit rien*. Sérieusement.
Adobtard
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le 2 sept. 2015

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