Notre coeur
8.1
Notre coeur

livre de Guy de Maupassant (1890)


La porte de la chambre s’ouvrit. Elle parut, et vint à lui, la main
tendue. Il se maîtrisa, et ne laissa rien voir. Ce n’était pas une
femme, mais un bouquet vivant, un inimaginable bouquet. Leur corps ainsi n’était plus qu’un prétexte à parures, un objet à orner: ce n’était plus un objet à aimer.
Elles ressemblaient à des fleurs, elles ressemblaient à des oiseaux, elles ressemblaient à mille autres choses autant qu’à des femmes.



Et André, ébloui, contemplait celle qui pourtant lui appartenait, cette maîtresse qui avait pris un tel ascendant sur son coeur et ses sens, que ces dîners mondains où il devait se muer en admirateur anonyme, le laissaient exténué, à bout de forces, tout son être bouillonnant d’une colère désespérée qu’il ne pouvait extérioriser, et il n’avait plus qu’une envie : la quitter, fuir, pour ne plus jamais revenir, mais le pourrait-il?


Seul dans l’obscurité bienfaisante de la nuit, Mariolle tentait d’analyser ce qui l’avait tant séduit chez cette femme, coquette mondaine qui aimait s’entourer d’artistes prestigieux, qu’elle conviait chez elle avec des grâces de chatte câline, les tenant sous le charme de son esprit moderne et affûté, de sa voix, dont elle usait comme d’une caresse, de sa blondeur de sylphide, de ce visage mutin à l’insolence irrésistible, éclairé par deux prunelles dorées qui se posaient langoureusement sur vous, tandis que sa bouche esquissait un sourire moqueur et délicieux.


Michèle de Burne, un nom qui pour lui, désormais, sonnait le glas d’une liberté bienheureuse dont il s’était toujours enorgueilli, lui, le célibataire endurci, l’aristocrate insouciant “assez riche pour vivre à sa guise”, avait succombé à cette “femme indépendante, intelligente, supérieure et séduisante, exquise, pourvu qu’on ne s’attache pas à elle.”


Battant le pavé d'un air distrait, perdu dans ses pensées, Il revoyait en esprit toutes les étapes qui l’avaient conduit à cette passion dévorante, riche de tout ce que sa maîtresse ne lui donnait pas, nourrie de ses manques et de cette absence de tendresse qui le frustrait et le blessait au plus profond du coeur.
Ma maîtresse mais pas mon amante, songeait-il, évoquant, avec une mélancolie teintée d'amertume, leurs cinq-à-sept secrets, dans le petit appartement d'Auteuil où elle passait, bel oiseau de paradis, lui offrir son corps, quand il avait si faim de son âme!


Il avait, ce soir encore, des envies de femmes simples et amoureuses, de femmes qui pleurent, souffrent et gémissent, vulnérables dans leur chair et dans leur coeur, Michèle avait surtout besoin, il l’avait bien compris, qu’on l’aime et qu’on le lui montre, coquette insatiable, qui ne savait pas donner ni se donner, guérie à jamais de l'amour des hommes, disait-on, après avoir vécu sous le joug d’un mari brutal et despotique dont la mort soudaine l’avait libérée, faisant d’elle, à l’inverse de Jeanne dans Une vie, cet être fort qui avait su réagir et se prendre en main.


Passé maître dans la peinture des caractères, Maupassant , avec une justesse et une intelligence qui forcent l'admiration, révèle, dans son ultime chef-d’oeuvre, les ravages indicibles de la passion, décrivant avec une précision d’orfèvre, cette soif d’amour jamais comblée, et, surtout, comme le disait Paul Bourget “la profonde souffrance d’aimer plus qu’on est aimé”.


Un récit de moeurs et d’analyse, où se côtoient artistes et mondaines, les salons servant de cadre à cette sublime étude de l’amour non partagé, dans laquelle l’héroïne, sorte d’Eve future, éprise d’elle-même plus que de tout autre, hommes et femmes confondus, hostile à la maternité, préfigure La garçonne des années qui suivront, nécessaire transition entre un monde qui s’achève et celui qui ne s’annonce pas encore.
Un livre qui m’aura fait prendre conscience, de façon éclatante, si je n’en étais déjà intimement persuadée, que Maupassant est vraiment grand.

Aurea
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le 17 nov. 2015

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Aurea

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