C'est LE roman phénomène de la rentrée d'hiver 2024. Le livre que les lecteurs s'arrachent sans réfléchir, pillant les stocks des libraires et des éditions Albin Michel avec un entrain qui force l'admiration. Mais qui oblige aussi, par honnêteté intellectuelle, à s'arrêter quelques instants pour s'interroger sur les origines du prodige.


Quand je dis "roman phénomène", je ne parle pas de qualité littéraire. Cela pourrait - mais vous verrez un peu plus loin que ce n'est pas le cas, loin s'en faut. Non, je parle bien sûr de la machine de guerre médiatique qui, propulsée par un rouleau compresseur au moteur gonflé à bloc, a tout fait pour coller ce pavé dans le plus grand nombre de mains possible.

Tout a commencé en octobre 2023, à la Foire Internationale du Livre de Francfort. Pour les non-initiés, Francfort, c'est un peu l'équivalent du Festival de Cannes pour la littérature. Une foire monumentale qui attire ce que le monde entier compte d'éditeurs et d'agents, où se négocient les succès locaux d'aujourd'hui et où se préparent les triomphes mondiaux de demain. L'année dernière, donc, Mona a fait les yeux doux à la planète, et ses droits se sont arrachés comme des petits pains. D'où l'accroche aussi étrange que légèrement putassière qui orne le haut de la couverture : "le roman français qui a conquis le monde".

Tout a continué le jour de la sortie du roman, avec une invitation simultanée de l'auteur à La Grande Librairie, seule grand-messe télévisuelle consacrée au livre à une heure de grande écoute, dont la force de persuasion est bien réelle et peut servir de tremplin à de nombreux auteurs, célèbres ou non. Inconnu du grand public, Thomas Schlesser ? Pas un problème, Augustin Trappenard est là pour lui servir de VRP de luxe.

Ajoutez à cela un argument comparatif imparable, faisant de ce roman l'équivalent pour la peinture de ce que Le Monde de Sophie est pour la philosophie, à savoir un précipité grand public de l'histoire de l'art (là où le roman de Jostein Gaarder est devenu, au fil des ans, la bible des bacheliers en butte à la philosophie), et vous avez un bon petit plat tout chaud à servir dans toutes les cantines.


Vous me trouverez sans doute sévère, voire un peu cynique. Peut-être. Mais, outre que tout ceci est une réalité, je ne le serais peut-être pas autant si le livre de Thomas Schlesser méritait le battage qu'il reçoit, d'un strict point de vue littéraire.

Or, il n'en est rien. L'intrigue qui sert d'architecture au récit - un grand-père, érudit et amateur éclairé d'art, décide de prendre en charge l'éducation artistique de sa petite-fille ; en effet, la fillette, menacée de perdre la vue dans les mois suivants, aura au moins eu la chance de se remplir du souvenir des belles choses avant de sombrer dans les ténèbres - est douloureusement mièvre, et l'écriture de Thomas Schlesser, sans relief aucun, parsemée de clichés psychologiques regrettables, n'arrange rien à l'affaire. S'il est un spécialiste reconnu dans le domaine artistique, cela ne fait pas de lui un romancier expert, loin de là.


Quant à la mise en scène des œuvres d'art, une cinquantaine choisie parmi les chefs d’œuvre du Louvre, du Musée d'Orsay et de Beaubourg, elle n'intéressera que les gens dépourvus de culture artistique. Ce qui peut, à vrai dire, constituer la force du livre ; car, après tout, parmi les nombreux lecteurs du roman, il se trouve sans doute pas mal de gens qui n'ont jamais vu les œuvres en question, ou qui n'en ont jamais entendu parler. On ne saurait condamner un livre qui favorise à ce point la curiosité du plus grand nombre à l'histoire de l'art, même s'il le fait de manière sommaire. Surtout que Thomas Schlesser, s'il mentionne évidemment les œuvres les plus célèbres, s'autorise à passer par d'autres moins connues, mais tout aussi importantes.

A noter, un détail de fabrication particulièrement intéressant : le revers de la jaquette qui entourne le livre présente l'intégralité des œuvres mentionnées dans le roman. Pas la peine d'aller les chercher sur Internet, tout est là, à portée de regard - une belle idée de l'éditeur, à souligner.


En revanche, si vous avez déjà des notions un peu élaborées en la matière, vous risquez de ne pas glaner grand-chose dans ce livre, dont l'approche est volontairement simple - le fait que le dialogue sur les œuvres en question se tienne entre un vieil homme et une fillette de dix ans y est évidemment pour beaucoup. Le fait que chacune n'ait droit qu'à un chapitre de trois pages à cinq pages au maximum ne permet pas non plus d'aller bien loin dans l'analyse. On reste à la surface des choses, mais c'est suffisant pour constituer une sorte de frise historico-artistique qui replace chaque œuvre dans son contexte et en explicite l'importance.


Les yeux de Mona remplit donc son office de guide artistique bienveillant pour le grand public, sans briller par ses qualités littéraires ni par l'originalité de ses personnages ou de son intrigue. Des lecteurs adolescents un peu intrigués pourraient y trouver une porte d'entrée très abordable à l'histoire de l'art, par exemple.

ElliottSyndrome
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le 1 mars 2024

Modifiée

le 1 mars 2024

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