Ci-joint quelques considérations personnelles sur cette lecture :

Ce qui caractérise à première vue son style très particulier, finalement peu universitaire, ou qu'à moitié, c'est l'omniprésence d'une humour noir fou, d'une méchanceté souvent très gratuite, et de piques les plus inattendues. On a plus souvent l'impression de discuter avec quelqu'un que de lire, c'est très amusant.
Exemple, lorsque dès la deuxième page il lâche, très innocemment que « Ce fut Berkeley qui le premier la formula d'une manière catégorique ; par là il a rendu à la philosophie un immortel service, encore que le reste de ses doctrines ne mérite guère de vivre ».
Un autre, dans une note de bas de page assez mémorable : « Cette dernière phrase est la traduction du mot d'Helvétius : « Il n'y a que l'esprit qui sente l'esprit » ; je n'avais point éprouvé le besoin de le faire remarquer dans la première édition. Mais, depuis ce temps, l'influence abrutissante de la fausse science de Hegel a tellement abaissé, tellement dégradé l'intelligence de nos contemporains, que plus d'un pourrait croire que, moi aussi, je fais ici allusion à l'antithèse : « esprit et nature » : voilà ce qui m'a réduit à me mettre formellement en garde contre ceux qui m'imputeraient de pareils philosophèmes de bas étage ».

C'est une pensée dans laquelle je ne me reconnais pas toujours, mais certaines choses... Comme le primat de la volonté sur la pensée, l'intellect, c'est formidable. Fou celui que cette lecture ne change pas au moins en partie, c'est d'une telle richesse...

Alors c'est énorme, au début c'est franchement pas tous les jours facile, on se perd un peu dans ces concepts et ce vocabulaire kantien, mais petit à petit on s'y fait, on s'habitue, et on finit par lire sans sourciller des phrases qu'auparavant nous aurions relues cinq fois.

C'est ce que j'appelle une « œuvre-monde », une œuvre immense, qui à elle seule donne une vision globale, plus ou moins poétique ou savante, d'un univers. La Recherche est dans ce cas-là, la Tétralogie peut-être aussi, certainement beaucoup d'autres que je ne connais pas. Mais c'est une entreprise qui au minimum mérite le respect, et n'enregistre pas de maximum quant à l'adoration que l'on peut lui vouer. Quant on pense que toutes ses idées, sa géniale intuition, ont été écrites avant ses trente-et-un ans, c'est juste incroyable.

Puis le livre (contrairement à la critique que vous lisez) est extrêmement bien construit, il fait progresser sa réflexion de façon très linéaire, on avance, on comprend, on accepte (ou pas), mais la forme en quatre livres (+ suppléments) comme un colimaçon, dont chacun est la suite directe et inévitable du précédent, marche très bien.
Je suis avec Rosset pour dire que le premier est le moins intéressant, le plus répétitif et un brin rébarbatif, mais il reste un passage obligatoire pour arriver à bien comprendre sa définition de la Représentation, arriver au second livre avec des bases solides pour en profiter au maximum et cerner autant que possible toute la finesse de pensée de cet extravagant personnage.
Tout cela se lit finalement un peu à la manière d'un roman didactique, et le sommaire résumant de la fin nous laisse entrevoir la progression, toujours plus tendue. On se surprend à se retrouver pris au piège d'un certain suspens, particulièrement vers la fin du livre II : on sait à présent ce qu'est l'idée de représentation, on a cerné l'idée de la volonté, et l'on voit se profiler les réelles considérations, celles qui, une fois les bases théoriques posées (déjà passionnantes), vont venir titiller le lecteur : la fameuse hiérarchie des arts, le rôle de la musique, tout le livre III se dessine progressivement durant le livre II, et on entrevoit à peine le livre IV, en devinant qu'il va se faire pressentir pendant le livre III. Bref, une vraie petite série policière dont les indices sont semés tout le long de la lecture, mais où l'auteur arrive avec intelligence à nous accrocher jusqu'au bout, à sa vision délurée d'un monde, différent de celui que l'on conçoit, de son monde, de sa représentation, qu'il a décidé de faire nôtre. Ou plutôt, qu'il a décidé de laisser à notre humble portée.
Lorsque l'on finit le livre III, qui se clôt par sa fameuse philosophie des arts [un poil décevante d'ailleurs, tellement improbable parfois. Puis au regard de l'histoire de l'art au XXe, on ne peut que souligner les multiples incohérences et/ou impossibilités, en bref le manque de clairvoyance], on se dit qu'on commence alors à aller au fond de sa pensée, et le suspens est à son comble. Car dans les trois premiers livres, le fameux pessimisme de Schopie est à peine remarquable, voir carrément inexistant.
Le quatrième livre est un feu d'artifice, un concert d'étoiles filantes. Sa pensée y explose brillamment, prend tout son intérêt, il y fait preuve d'une finesse transcendante, j'étais aux anges. Vous savez, cette envie d'applaudir bruyamment certaines phrases, certaines idées trop justes pour que votre ego tolère qu'elles ne soient pas de vous ?
Ça se dévore avec toujours plus de plaisir, et un rien de satisfaction morbide.

Bien sûr, il base une partie conséquente de sa pensée sur la science. Or, depuis le temps, on s'est aperçu de certaines choses. On se rend alors compte d'erreurs, parfois grossières, qui font doucement sourire. Et ça renforce l'impression qu'il a dû, quelques fois, manquer un peu d'intégrité, forcer quelques informations, s'arranger les choses. Le meilleur exemple des faiblesses de sa pensée reste ses vues sur l'architecture par exemple, un enfant de cinq ans les réfuterai allègrement (sérieusement, c'est à peine croyable ce qu'il ose écrire). Mais je crois que ça fait partie du bonhomme, je l'imagine comme ça, avec ce caractère, un soupçon de mauvaise foi mais de géniales intuitions, et il me plaît ainsi.

Puis, au fil des pages et des pages, qui défilent, on apprend à rentrer dans une certaine intimité avec le bonhomme. C'est pour ça que j'ai toujours aimé la grande forme : il se créé un lien non plus seulement entre le lecteur (auditeur, spectateur, etc) et l’œuvre, mais bien entre le lecteur et l'auteur (créateur). En 1400 pages, c'est un lien solide qui se fait entre Arthur et son lecteur, on en vient à rire avec lui, à le connaître un peu, personnellement. Puis je pense qu'effectivement ça ne se lit pas sans lire un peu sur la vie de Schopenhauer (cf les ouvrages de Clément Rosset, réunis dans « Écrits sur Schopenhauer), ce qui accroît encore l'impression d'intimité avec le bonhomme.

Quant à penser avec lui, le Monde comme Volonté et comme Représentation, et ses implications...
Je ne sais pas, laissez-moi encore quelques années. Mais l'idée est séduisante. Enseignée à un enfant, il serait plus aisé de l'en convaincre que de le convaincre du christianisme, pour sûr.
Adobtard
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le 8 août 2013

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Adobtard

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